Alain Boyer

2006

Raclures

von Alain Boyer

Mon grand-père, Opa, ne souffrait nul gaspillage. Prince de la Bricole, il ne manquait jamais de récupérer une vis ou un clou, n'hésitant pas au besoin à les redresser dans un étau. Satisfait de ses prises, il les rangeait dans de petites boîtes en plastique transparentes, glanées chez un de mes oncles qui travaillait dans une entreprise parisienne de cosmétiques de luxe. Ornées d'une rose dorée, ces boîtes suggéraient une atmosphère de délicatesse féminine qui tranchait curieusement avec leur vocation ultime.

Conséquent, Opa ne manquait pas de nous rappeler le principe qui guidait son action :" Chez nous, rien ne se perd ! ". Mais le ton sur lequel ille disait ne laissait pas de doute : il n'entendait pas décrire ainsi un usage familial incontesté, mais plutôt nous rappeler une norme à laquelle il désespérait de nous voir nous conformer.

À ses yeux, " perdre " des aliments constituait le scandale des scandales. Du coup, les fins de repas lui offraient des occasions quotidiennes d'éprouver les limites de son autorité et le peu d'égards que nousavions pour ses principes. Après que chacun ait, par exemple, eu sa partde clafoutis aux cerises, Opa se saisissait brusquement du plat avec l'indignation de qui anticipe un gaspillage inacceptable. Du reliquat roussi du mets auquel nous venions de faire honneur, qui maculait le fond du plat, il s'ingéniait à extraire de manière très sonore et énergique une ultime portion qu'il accumulait dans un angle. Puis, il remplissait sacuillère de ces raclures sauvées d'une perte criminelle et, enfin, se faisait fort de nous en proposer le contenu. De préférence, c'est à moi, le plus jeune de la tablée, qu'il l
'offrait, convaincu sans doute des vertus pédagogiques de son geste.

À ce stade, nos railleries avaient déjà atteint leur apogée, à commencer par celles de ma grand-mère qui, en général, ne se faisait faute de brocarder ses façons par des commentaires acides :

- Ah ! on connaît la chanson !

Quant à moi, je me détournais vivement de ladite cuillère avec une moue dégoûtée dont à chaque fois, hypocritement, il prétendait s'étonner. En dernier lieu, il tirait de ces petites polémiques de fin derepas l'éternelle morale du " tout fout le camp ! La faillite nous guette, si vous ne faites pas ce que je vous dis ! ".

Alors que, faisant fi de ses mises en demeure, nous attaquions déjà avec le café une nouvelle tablette de chocolat, il quittait la table pris d'une feinte colère, prétendument née de l'indignation de voir sesprincipes effrontément bafoués. Mais, il le faisait toutefois sans négliger d'emporter quelques carrés car, l'anarchie régnant en dépit de tous ses efforts, mieux valait sauver à temps sa part du butin.