Evelyne Simonin (Alex Dewinter)

2009

Le chat de l'horloger

von Alex Dewinter

René venait de fêter ses vingt ans. Depuis quelques semaines, chaque matin après avoir déjeuné d'une tartine et d'un bol de café au lait, il s’installait pour la journée à son établi d’horloger. Ce métier qu’il avait choisi lui permettait tout juste de gagner sa vie et de subvenir aux besoins de ses petites sœurs, Marie et Jeannette. L'aînée de la famille, Suzanne, était couturière de son état. Elle occupait au village la place de maîtresse d’ouvrage et son salaire venait avec bonheur améliorer le quotidien de la famille.

Le matin du drame, il avait neigé. La ferme jurassienne, déjà très basse en temps normal, semblait maintenant crouler sous l’épaisseur blanche qui recouvrait corniches, sapins et monticules alentour. C’était un mardi et tout le monde travaillait à l’atelier. On y avait allumé le fourneau, les autres restant éteints, par souci d'économie. René, très concentré sur son travail, était occupé à ouvrer ses pièces pendant que Suzanne apportait la dernière touche aux chemises blanches que le grand magasin de la ville lui avait commandées. Immaculées, parfaitement amidonnées, repassées et pliées, elles formaient deux piles bien droites dans le grand panier à linge en osier. De leur côté et du haut de leurs quatre et six ans, Marie et Jeannette étaient installées à la même table que Suzanne, jouant sagement à l’école et écrivant avec application dans les marges et sur les couvertures de cahiers d'école usagés.

A cet instant, tout était calme, très calme. La pendulette marquait 10h37, une belle matinée s’annonçait, rythmée par le crissement des plumes sur le papier et le cliquetis des outils d’horloger. L’atelier était bien chauffé et tout le monde en profitait, Zorro le premier: le jeune chat de la maison se reposait en effet de sa chasse matinale, enroulé sur la chaise la plus proche du fourneau. Aussi noir qu'un petit ramoneur, turbulent, vif et espiègle, il revendiquait le titre de compagnon préféré de la petite Marie, qui lui vouait une adoration sans borne. Zorro bailla, étira autant que possible sa patte antérieure gauche, la replia contre son museau et rabattit ensuite sa queue par-dessus le tout. Il s'était endormi.

C’est alors que le drame se produisit.

Une toute petit souris, bien téméraire et faussement rassurée par le calme et la chaleur ambiante, s’engagea dans la pièce en trottinant. Ni une, ni deux, Zorro bondit sur la table où les petites filles corrigeaient à cet instant précis les devoirs de leur ours en peluche. Il atterrit tel un boulet de canon sur le grand bol de ce qui semblait bien être de l'encre rouge, le renversant, inévitablement. Il y eut une éclaboussure puis le contenu se mit à couler, couler, se répandant sur la table, sur les cahiers, sur la dernière chemise en train d’être repassée, il était trop tard!

Une seconde interdit, le museau et les pattes trempés de rouge, Zorro se remit prestement à la poursuite de la malheureuse souris; il sauta de la table, rebondit cavalièrement sur la pile de chemises blanches et s'empara de la petite étourdie, toute pétrifiée au milieu de l'atelier. Le temps alors s'arrêta.

Quatre paires d’yeux s’agrandirent d’horreur devant l’étendue des dégâts. Le silence se fit. Même la poupée de chiffon, mise au coin par les fillettes, sembla se figer pour de bon. Au bout de quelques secondes, rompant l’instant infiniment suspendu, René attrapa sans ménagement Zorro par le col et le souleva. Il le tint tout dégoulinant au bout de son bras et secoua sévèrement la tête en regardant l'animal fautif droit dans les yeux. Malgré un effort considérable, René ne put garder le sérieux qu'imposait la gravité de la situation. Il éclata de rire devant l’air parfaitement idiot du chat désormais tout rouge, puis ouvrit la fenêtre de l'atelier et jeta l'animal dans la neige. Sans demander son reste, Zorro se faufila dans la grange aussi vite que la neige le lui permettait, sa proie fermement emprisonnée entre ses petites dents si bien aiguisées.

Ceci explique naturellement la discussion animée qui eut lieu le soir même au Café du Cheval-Blanc. Les habitués, amateurs d'eau-de-vie pour la plupart, passèrent en effet quelques heures à débattre de l'origine des taches de sang remarquées plus tôt dans la journée devant « chez le René ». Crime atroce, bouchoyade imprévue, bagarre sanglante ou accident au couteau, tout y passa. Personne heureusement n'eut l'idée d'appeler les gendarmes, lesquels n'auraient pu faire mieux que Suzanne, qui se chargea de sanctionner tous les coupables: Jeannette et Marie furent punies pour avoir utilisé du jus de racines rouges sur la table de travail (Dieu merci, on n'était pas assez riche pour qu'il y ait de l'encre rouge à la maison!), et René fut réprimandé pour avoir osé rigoler alors que tout, ménage, lessive, amidonnage et repassage, était à refaire. La petite souris, elle, fut condamnée à ne jamais retrouver sa sérénité initiale, ni son nid, d'ailleurs. Plus discrètement, l'ours en peluche eut droit à un coup de règle sur la patte pour n'avoir pas su réagir et empêcher ainsi le drame ; la poupée, toujours figée sur sa petite chaise, fut quant à elle grondée pour avoir osé arborer un air narquois durant toute la scène, si, si, Marie l'avait bien remarqué.

Le seul, finalement, à s'en tirer sans trop de tracas fut comme d'habitude Zorro, auquel on ne put, réflexion faite, rien reprocher: il avait fait son travail de chasseur. Lui-même considérait que les dommages collatéraux de ses actions ne le concernaient en rien. D'ailleurs on remarqua dès le lendemain que Zorro se promenait toujours aussi fièrement, la queue en l'air, à la recherche de quelque exploit à mettre à son actif. Pour lui, une nouvelle journée prometteuse d'aventures s'ouvrait! Tout au plus le vit-on une ou deux fois se lécher et prendre, devant l'odeur encore quelque peu inhabituelle de son pelage, un air vaguement, très vaguement intrigué.