Lydia Schenk

2006

la lettre

von Lydia

Voilà, je suis revenue. Rien a changé, ou presque. Ce n'est qu'une année de plus. Une année à errer, tenter de retrouver une lueur d'espoir, un peu de calme, un peu de sommeil. Et me revoilà, plus fatiguée que jamais. Et me revoilà. Ici. Près de toi, si loin pourtant. Les autres ont grandi, certains sont partis. Personne ne m'a parlé, ils m'ont évitée. Pourquoi leur en vouloir? Eux aussi ont souffert. Ils ne veulent pas que je le leur rappelle. Mais je sais qu'eux aussi s'en souviennent, maintenant que je suis revenue. Des images apparaissent, comme des songes, dans un brouillard qui les enveloppe doucement, s'épaissit avec le temps. Certaines ne sont plus que fantasmes, changent selon leurs sentiments, selon le souvenir qu'ils gardent de toi. Je le sais car je les entends. Ils ne sont pas très discrets. Pourtant ils ne veulent pas que j'écoute et, parfois, me voyant, ils baissent le ton. Mais il est trop tard. Je sais ce qu'ils pensent, ce qu'ils disent tout bas. Ils disent que j'aurais dû savoir, moi. Ceux qui te connaissaient bien l'ont dit. Pour ne plus devoir se sentir coupables. Les autres le disent, parce qu'on le leur a dit. Parce qu'il faut bien dire quelque chose. Je sais qu'ils ont raison. Tiens je t'entends presque, je sais, tu dirais que je n'y suis pour rien, mais tu ne sais pas en fait. De toute façon qu'est-ce que ça change maintenant? On ne peut rien rattraper, il est trop tard pour tout, trop tard pour espérer désormais. Il ne me reste que mes larmes et mes verres vides bien trop souvent.
Non petite, je ne suis plus comme avant. Tu serais déçue, sûrement… Mais en as-tu le droit? N'est-ce pas de ta faute si je ne souris plus, si je ne m'occupe plus de moi, si les gens se retournent sur mon passage? "La droguée, la sorcière." C'est comme ça qu'ils m'appellent. Les enfants jettent des cailloux à ma fenêtre, rient lorsque je lève ma tête lourde de ma bouteille. Je vois leurs yeux et ils me rappellent les tiens, j'entends leur rire et je crois entendre le tien. Tu vois, tu es toujours là. Tu es avec moi quand je me lève, tu me suis lorsque j'arpente les rues et les ruelles afin de…Pourquoi en fait? Pour m'échapper, je crois. De toi. Je te fuis, je vais dans des villes, des villages où jamais tu n'es allée. Pourtant tu es là. Tu me suis, comme une ombre de malheur, je crois voir ta silhouette, je sens ton odeur, je vois ton visage. Parfois, dans mes délires, je t'appelle, je le sais bien. Les gens s'en vont alors, fuient devant ce nom que je hurle, ce nom qui est le tien, ce nom que je voudrais tant fuir moi aussi. Je ne peux pas. Ton visage ne me quitte pas, même dans mon sommeil le plus profond. Tu pensais que tu étais un fardeau pour tout le monde. Tu voulais qu'on soit débarrassé de toi. Pourtant, pour une fois, tu as mal calculé. Tu es bien plus présente qu'avant. Tu es dans les mémoires de tout le monde. Peut-être pas toi, mais des vestiges de toi. Qu'importe que ce soit des mensonges, qu'importe que ce soit la vérité. Là où je vais tu vas. Les gens qui parlent de moi parlent de toi. Car à travers mon malheur le tien persiste. Ressentais-tu donc ce que je ressens à présent? Un tel vide, une telle désillusion? Mais pourquoi aurais-tu ressenti ça toi? Tu n'as perdu personne, nous étions tous là, autour de toi. Même si souvent tu ne voulais pas nous voir, nous étions là pour toi. Même si certains parlaient de toi dans ton dos, tu allais bien! Non. Sinon, pourquoi? Ah, comme j'aurais voulue savoir qui tu étais. Qui se cachait à l'intérieur de cette silhouette, certes très mince, trop mince en fait, ce qu'il y avait derrière ce visage, pourtant souvent souriant. Ou non? Il me semble pourtant te voir sourire. Tu venais te plaindre, parfois, tu pleurais. Tu aurais aimée t'amuser, avec les garçons surtout. Tu en aurais eu je peux te l'assurer. Tu étais jolie. Je sais que certains ce moquaient de toi. Là au moins tu les a eus, car ils se gardent bien de le faire maintenant. Enfin, peut-être qu'ils le font toujours, qui sait? Mais j'en doute. "T'es pas plus grosse qu'une allumette toi! T'as vu comme elle est plate, on dirait un fer à repasser." Oui. Qui pourrait leur en vouloir? Moi peut-être, avant oui. Mais plus maintenant. Maintenant je suis fatiguée, fatiguée comme peut-être toi aussi tu l'étais. Fatiguée de les voir, fatiguée de les entendre, fatiguée de m'entendre moi, fatiguée de te voir toi. J'ai beaucoup voyagé depuis que tu es partie. J'ai dû voir des villes magnifiques. Mais je ne m'en souviens pas. Moi tout ce que je voyais c'était des toilettes sombres, la lumière des néons tremblante au plafond. Les saletés partout. Et toi. Qui me regardais lorsque je m'agenouillais devant la cuvette. Qui me regardais avec tes yeux tristes, emplies de larmes. Je te prenais parfois pour un ange. Mais ne devrais-tu pas être en enfer? C'est ce que dit la Bible. La Bible… Comme si j'y croyais moi. Il n'y a pas de paradis, il n'y a que cet enfer qu'est la terre. Cet enfer ou les gens les plus faibles sont éliminés, impitoyablement. Oh, en fait je leur en veux toujours. Ils t'ont tué au fond. Ce n'est pas moi! Oh dis moi que ce n'est pas ma faute, dis-le moi! Pourquoi ne leur as-tu pas crié à la figure que tu n'étais pas une petite fille sage, une fille qui n'a aucun courage, une lâche qui pleure à la moindre blessure morale ou physique. Pourquoi ne leur as-tu pas dit que les lâches c'était eux? Enfin, d'une certaine manière tu le leur as dit car ils le savent maintenant. Cela fait trois ans. Le temps de pardonner. Mais je n'y arrive pas. Je ne peux pardonner ni à eux, ni à toi. Ils n'étaient pas tous coupables, mais je ne peux plus leur parler. Ils avaient tous des choses à dire sur ta mort. On en plaisanterait même toutes les deux, si, je t'assure! Ils parlaient de toi comme si ils étaient tous tes meilleurs amis. Ils disaient tous à quel point tu étais aimable, douce, patiente. Mais bien sûr il fallait aussi qu'ils trouvent une raison. Alors ils ont dit que tu avais souvent l'air triste, que tu pleurais souvent. Et comme un miracle ils "prévoyaient" tous ce que tu allais faire. Mais le plus étrange était que, alors que tu n'avais pourtant que peu d'amis, chacun semblait te connaître, chacun semblait bien t'aimer. Chacun avait des choses à raconter sur toi. Car si on ne racontait rien sur toi on n'était pas intéressant. C'est cruel la vie, non? Pourtant c'est la vérité. Mais au fond est-ce mal? Car tu restes présente dans leurs esprits, dans leur mémoire, ton acte les a marqué à jamais. Ils ne parleront plus des autres comme ils ont parlé de toi. Peut-être. Qui sait? Tu vis à travers eux. Tu n'existes plus, pourtant tu es là, en eux, en moi. Tu finiras par disparaître, comme chacun d'entre nous. Parfois peut-être quelqu'un se rappellera de toi. Se souviendra de ce que ses parents, ses grands-parents lui ont raconté. Se souviendra de toi comme d'une jeune et belle fille qui ne supportait plus de vivre, une fille triste et désespérée. Il y aura peut-être un fond de vérité quelque part. Je n'en sais rien, moi je ne t'ai jamais connue. Je sais maintenant que tout au long de ta vie tu m'as cachée ce que tu ressentais, tu vivais dans un monde qui t'était propre. J'étais ta mère pourtant, tu aurais pu tout me dire à moi. Tu ne l'as pas fait. Et maintenant nous errons toutes les deux dans un monde qui ne veut pas de nous, qui nous a rejeté. Tu veux partir? Pars. Je voudrais tant. Mais je ne peux me détacher de toi. Tu guides chacun de mes gestes, chacune de mes actions. Entre l'alcool et les pleurs, tu ne me laisses pas beaucoup de moments de bonheur. Pas beaucoup? Aucun. Je ne me souviens pas avoir ri depuis ton départ, sauf dans mes délires parfois. Quand je te vois me tendre la main et me dire "Viens, viens n'aie pas peur maman, envole-toi, comme moi, viens, allons nous en!". Alors je ris et je pleure en même temps. Je ne sais pas voler moi. Toi non plus tu n'as pas su. Tu ferais mieux de m'emmener avec toi plutôt que de t'accrocher ainsi à moi. As-tu donc si peur de disparaître petite? Il fallait y penser avant. Tu veux partir, mais pas sans moi. Est-ce que je veux partir moi? Bien sûr que je veux partir. Je n'ai plus rien qui me retienne. Pourtant je reste. Mes pensées tournent en rond, j'ai soif. Je ne boirai pas. Pas aujourd'hui. Je suis assise près de ta tombe, sur le sol. Il y a des fleurs, comme à chaque fois. A chaque fois que je suis là. Il n'y a personne au cimetière. Je suis seule. Tout à l'heure il y avait un jeune couple. Ils ne m'ont pas salué, ils sont passés vite, vite, sans me regarder. Je ne sais pas ce qu'ils faisaient là, quelle tombe ils visitaient. Ils ne semblaient pas tristes. Ma tête est douloureuse, si douloureuse. J'ai envie de la coller contre la terre humide et fraîche qui se trouve sur ta tombe. Ta tombe. C'est donc là-dedans que tu es maintenant. Pour toujours. Non. Jusqu'à ce que tu disparaisse seulement. Simple enveloppe.
Je t'aimais tellement petite. Tu m'as abandonnée, tu as triché, ce n'est pas cela le jeu de la vie! On ne fuit pas ainsi la souffrance, ma fille, pourquoi tu m'as quittée? Ma petite fille, je t'aimais pas, je t'aime. Cela fait trois ans. Et je ne sais si pour moi c'était une seconde ou mille ans. Je n'ai dans la tête que des images d'avant. Je sais que j'oublie. C'est peut-être ce que je recherche. Mais ce sera vain et je le sais. Je reviendrai ici, comme à chaque fois, si je survis. Je me promènerai dans les rues, j'entendrai les gens parler, je les ignorerai, je reviendrai ici, au calme, pour écrire ce que jamais tu ne liras. Pourtant c'est cela qui me tient en vie je crois. J'écris ce que je pense, qu'importe qu'il y ait un sens ou pas! Toi tu comprendras. Enfin, Tu aurais compris. Ma douleur, mon cri face à ta disparition. Cette disparition si cruelle, si injuste si égoïste! Tu m'as laissée, toute seule, perdue. Je t'en veux, mais je t'aime, ma petite fille à moi. La lumière baisse, assez rapidement déjà. Bientôt je retournerai dans mon lit froid pour une autre nuit sans sommeil. Demain je repartirai. Et ils me suivront du regard en pensant à toi, en pensant à moi. Ils se consoleront, espéreront qu'ils n'auront jamais à vivre une telle chose. Ils parleront de toi, ici. Là où j'irai ils parleront de moi. Ils se demanderont ce qui a bien pu m'arriver. Et ils inventeront peut-être une autre toi. Qui sait, ils ont de l'imagination. Et moi je continuerai ma route, en cherchant cette fille que tout le monde semble connaître. Tout le monde, sauf moi.