Claudia Müller (Alexandra Caen)
Madame Tourneret
von Alexandra Caen
Madame Tourneret
n’a pas le temps. Elle raccroche le téléphone brusquement. Ça fait un
claquement. Plus fort que voulu. Tant pis. Elle n’a pas le temps
d’écouter ces charabias de bonne femme au foyer. Et d’abord la voisine
n’a qu’à téléphoner sur son autre ligne. Payante celle-là.
Le téléphone, c’est son outil de travail. Il est temps qu’elle gagne un
peu d’argent. Et comment peut-elle recevoir des appels si on lui bloque
l’appareil avec des bavardages? Elle est conseillère en vie, avec une de ces lignes de service qui commencent par un six ou un neuf. Madame
Tourneret a choisi le neuf. Après tout, elle ne vend pas son corps...
L’idée la fait sourire un peu. Elle est sérieuse, c’est d’ailleurs ce
qu’elle a bien dit dans sa petite annonce, qui paraît deux fois par
semaine dans le journal gratuit qu’on reçoit dans le magasin où elle
fait ses courses. C’est 2.80 Frs. par minute; avec bientôt vingt ans
d’expérience elle trouve qu’elle n’est pas chère. Il faut bien qu’elle
vive quand même.
Voluptueusement elle se tourne de l’autre côté de son lit, se cale un
peu mieux dans ses coussins. Les stores de sa chambre sont baissés, elle ne les ouvre jamais. Les voisins sont trop près, trop curieux. Elle
n’aime pas qu’on la voie. Sa lampe de chevet diffuse une lumière
bleuâtre. Les dauphins sur fond de profondeur de mer tournent dans la
lampe. C’est apaisant. Elle tire le bouton de réglage un peu à gauche,
ils ralentissent. Puis elle prend une poignée de chips du grand sac
qu’elle a posé à ses côtés, et un chocolat. Sur sa table de chevet la
bougie s’est éteinte. Elle la rallume et redresse les cartes avec les
phrases de la Bible qui la réconfortent tant, mais qui ne tiennent pas
bien debout. « Seigneur, aide-moi », extrait du Psaume 4, trône au
milieu. Ah, les cigarettes. Où sont ses cigarettes ? Les a-t-elle posées sur la table de la cuisine ou... La sonnerie du téléphone la tire de
ses pensées. Le travail ! Elle se racle la gorge pour retrouver sa voix
professionnelle. « Kathara », dit-elle doucement. C’est son nom
d’artiste. Car c’est un art, son travail. Certains disent même que ses
dons tiennent du génie.
La cliente au bout du fil lui parle de son problème avec son mari, ou
s’agit-il de son ami ? Madame Tourneret n’a pas bien écouté, mais cela
n’a pas d’importance de toute façon. Son don lui permet de saisir les
gens tout de suite; elle les sent, les voit devant son oeil intérieur,
voit leur vie défiler devant elle. Et surtout, elle voit leur avenir:
c’est son troisième oeil. Le passé, l’avenir, elle s’y promène à sa
guise. Zut, voilà qu’elle a apparemment encore loupé un bout de ce que
la femme lui raconte. Mais pour l’instant elle se concentre sur le
timbre de la voix. Un peu rauque, avec un fort débit. Elle la laisse
parler. Il faut laisser parler les gens, ça leur fait du bien. Elle
jette un coup d’œil sur sa montre. Déjà huit minutes. C’est bien. Un
karma lourd, oui, elle le sent. Il faudrait peut-être faire une petite
vérification avec le pendule. Puis faire le miroir du karma. Mais pour
ça il faudrait qu’elle consulte ses cartes. Plus tard. Elle s’enfonce
plus profondément dans ses draps, se tourne légèrement. Le lit grince,
il est vieux, et avec ses 128 kilos, les mouvements sont un peu
difficiles. La cliente parle toujours, Madame Tourneret sort un nouveau
chocolat de son papier. Elle aurait bien fumé une cigarette, mais elle
n’a pas envie de se lever pour les chercher. Sa montre indique 16:25.
C’est une belle montre et elle se perd dans sa contemplation. Un boîtier en or avec un bracelet en cuir crocodile, dans un brun légèrement doré. Madame Tourneret aime les belles choses. C’est pour cela qu’elle la
porte. Et pour mesurer les conversations. Car il ne faut quand même pas
abuser. Les clients ne rappellent plus sinon. Mais dans la vie elle n’en a pas besoin. Une femme comme elle ne mesure pas le temps, elle le
domine. Du temps, elle en fait ce qu’elle veut. Elle a même lu dans un
journal récemment que les grandes sorcières, comme on a autrefois appelé les artistes de sa profession, elle ne sait plus vraiment à quelle
époque, étaient capables d’arrêter le cours du soleil. Avec un peu
d’expérience... Elle plisse les yeux, promène son regard autour d’elle.
Elle aime cette douce pénombre, et elle y voit un peu moins le désordre
qui règne partout. Les piles de vêtements s’entassent dans les coins,
mais elle ne sait plus où les ranger. Son armoire est pleine, et sur le
lit abandonné de son ex-mari s’entassent les peluches et des vêtements
devenus trop petits de ses enfants partis depuis longtemps. Il faudrait
qu’elle s’occupe de tout ça. 17:21. Elle n’a plus envie d’écouter la
cliente et finit par se laisser glisser doucement dans une rêverie sur
le pouvoir d’arrêter le temps. Ce serait en fait la solution à bien des
problèmes. Interrompant ce qui semble encore une lamentation de la dame, Madame Tourneret poursuit son idée à voix haute : « Il faudrait qu’on
puisse arrêter le temps... » La cliente semble sceptique, puis enchaîne
sur autre chose. Madame Tourneret soupire. Enfin, déjà un peu plus d’une heure passée. Encore un peu, et elle pourra payer la facture de la
caisse maladie qu’elle vient de recevoir ce matin.
Elle se tourne vers le paquet de chocolats. Il en reste deux. Bientôt ce sera l’heure de son feuilleton préféré à la télé. Elle va le rater,
elle le sent. Mais la femme pleure maintenant. Madame Tourneret ne peut
pas raccrocher. Quand même. Elle la rassure puis se décide à conclure : « Est-ce qu’on va en rester là ? » La cliente la remercie.
Un coup de fil qui vient de lui rapporter 201.60 Frs. d’après ses calculs. Elle a bien travaillé. Maintenant elle a faim.
Péniblement elle se relève de son lit, sort une jambe, l’autre, puis se
redresse. Et d’un pas lourd elle se dirige vers la cuisine. A part des
oeufs pas grand chose dans le frigo. Elle s’en fait six sur le plat, et, en débarrassant la casserole, se décide à cuire les trois qui restent.
Rassasiée, elle se laisse glisser plus bas dans sa chaise. Toutes ces
misères des gens l’épuisent.
Des cris d’enfants – quelle nuisance ces familles nombreuses – la
réveillent. Un peu étourdie elle contemple le désastre dans l’évier. Il
faudrait quand même qu’elle fasse la vaisselle. Elle se lève, enlève sa
montre. Tiens, il est seulement 18:12? Mais elle a raccroché à 17:37.
Puis mangé, fait une sieste. Tout cela en à peine trois quarts d’heure?
Ce n’est pas possible. Et son idée de cet après-midi lui revient. Mais
oui, bon sang. Elle a arrêté le temps!!! Il a juste fallu qu’elle y
pense et elle l’a fait! Quel don! Elle n’en revient pas. Quelle
performance! Madame Tourneret doit s’asseoir. Elle en a le souffle
court, cherche l’air. Incroyable. Un petit chocolat. Elle cherche sur la table, pousse ses outils de maquillage vers le bord, fouille sous le
tas de journaux, les livres sur le tarot, les prospectus publicitaires.
Pas de chocolats. Rien, sauf la boîte de Nescafé et les quelques tasses
sales qu’elle n’a toujours pas rangées. Elle essaye de se dégager un
coin. Ah, voilà les cigarettes. Mais, pense-t-elle soudainement, si le
temps est arrêté, chez Sprüngli ils sont toujours ouverts! Elle pourra
se faire livrer des truffes toute la nuit! Et un steak de chez Le Cerf,
avec des frites, puis... Ah, quel joli coup! Elle cherche le téléphone.
Il doit être resté dans la chambre. Elle se lève et se rassied aussitôt. Ce n’est guère la peine de se dépêcher. Elle a tout son temps. Tout le
temps. Madame Tourneret soupire d’aise.
Dommage que la facture de la caisse maladie vienne de tomber. Un jour
plus tôt et elle ne l’aurait jamais reçue. Elle allume une cigarette, la repose, le regard fixe. Si elle est arrivée à arrêter le temps, il
devrait bien être possible de le faire reculer. Où est ce livre, « Le
retour des Magiciennes »? Il le lui faut maintenant. Il doit bien
exister une procédure à suivre. C’est avec ce bouquin qu’elle a tout
appris. C’était sa Bible autrefois. Elle va dans sa chambre, déplace un
tas de vêtements par terre. Rien que quelques trophées de foot de son
fils, des albums de photos, un tas de papier. Dans l’armoire peut-être?
Des disques, une vieille bouteille de champagne, un ramassis de tissus,
des T-shirts, soutien-gorges. Tout au fond, des relevés de paiement – de quoi donc? L’assistance sociale. Ah zut! Si elle fait reculer le temps, elle loupera le jour de paiement, le 25 du mois. Non, ce qui serait
mieux, ce serait de pouvoir sauter certains jours. Mais où est-il donc,
ce satané livre? Un CD vient de tomber du haut de l’armoire. Quoi
encore? Dalida. « Il venait d’avoir dix-huit ans... » Madame Tourneret
se met à chantonner. Avoir dix-huit ans – ça aussi devrait être
possible! Le livre, vite!!! Tout en haut sûrement. Elle prend une
chaise, y pose un pied, essaye de grimper. Avoir dix-huit ans,
quatre-vingts kilos en moins... La chaise tombe avec un grand bruit.
Mmm, il en faudrait une plus solide. Celle où sont posées les valises.
Elle la tire vers elle, s’y hisse laborieusement et fouille en haut de
l’armoire avec une main. De l’autre, elle cherche de l’appui sur
l’étagère d’à côté. Elle tâte, peine à la trouver dans la faible
lumière. Elle allonge un peu plus le bras, la voilà enfin. Elle s’y
agrippe, l’étagère vacille. Juste un peu, ce n’est pas grave. Mais la
chaise se met à trembler aussi; légèrement, puis de plus en plus fort.
Et d’un coup, une avalanche d’objets, bocaux, vases, chaussures,
bouteilles, vêtements déferlent sur Madame Tourneret, qui perd pied,
tandis que l’étagère s’écrase au sol.
Par terre, sur le tapis, elle essaye de rassembler ses esprits, quand
une rafale de coups retentit de nouveau. Instinctivement, elle lève les
bras pour se protéger, mais la cascade vient d’en bas cette fois. C’est
la voisine qui tape frénétiquement à son plafond en hurlant de sa voix
stridente: «Il est plus de minuit, si vous n’arrêtez pas immédiatement
ce cirque, j’appelle la police!! » Minuit? Sonnée, Madame Tourneret
regarde sa montre, contemple la petite aiguille sur le six et la grande
tout près du 15. Elle la secoue. Rien. Encore une fois. La grande
aiguille bouge un peu, s’arrête de nouveau. Du dessous, les coups
prennent de la vigueur. Madame Tourneret porte la montre à son oreille,
n’entend rien. Les piles... ?
Alexandra Caen