Cornélia Mühlberger
Intermezzo
von Cornélia Mühlberger de Preux
Nadejda
vient de quitter son immeuble, un bloc anthracite planté dans une
banlieue triste. Tout autour, émergent, entre le béton et la chape de
brouillard, quelques arbres gringalets. Elle va au travail, à la
fabrique de chocolat. Elle y est assignée au contrôle de l’emballage des pralinés. 3 minutes avant de prendre le métro. Pas le temps de rêver.
Elle s’engouffre dans le sous-voie, emportée par les pendulaires et
leurs pas mécaniques. Elle marche droit, insensible à ce qui se passe
autour d’elle. Soudain, du fond du couloir, des bribes de mélodies. Elle tend l’oreille. La musique envahit le passage. Elle a déjà entendu ces
airs quelque part. Familiers, mais lointains à la fois. Elle y court.
C’est un quintette à cordes tsigane. D’une intensité telle qu’elle
s’arrête. Le violon vibre, se lamente, pleure, éclate en sanglots
hachés, puis s’apaise, doux, nostalgique. Le cymbalum prend le relais.
Des images se bousculent dans sa tête. Une autre vie, celle de là-bas.
La cuisine en bois, une cuisine pour lilliputiens. Si basse que seuls
les enfants ne devaient pas se rapetisser pour entrer. L’odeur d’ail et
de saucisson. Son grand-père en avait toujours dans la poche de son
gilet. Elle venait quémander. Elle enfilait les bottes en feutre qui
séchaient près du poêle, faisait des pas de géants pour arriver jusqu’à
lui et réclamait des portions qui finissaient par être… pantagruéliques. Un bout d’ail, une rondelle de saucisson, de plus en plus gros, de plus en plus épaisse, à chaque fois. C’était leur rituel. Sa moustache
blanche, en broussaille, un peu comme celle de celui qui pince
maintenant les cordes de la contrebasse. Du foin passé à l’eau de Javel. Elle la coiffait avec ses orteils. Cela le chatouillait et ils
attrapaient un fou rire qui les secouaient tout entiers. Comme cette
cascade de pizzicati qui la fait frémir de la tête aux pieds.
Tiens, l’escabeau sur lequel est assis le violoncelliste… Elle grimpait
sur un tabouret semblable pour chiper de la confiture aux fraises dans
la réserve. Elle trempait l’index jusqu’au fond du bocal, chaque fois
dans un autre pot pour que personne n’y voie rien.
Le refrain revient. Elle le retrouve, reconnaissante. Elle en connaît
les moindres nuances. La charrue qui creuse les sillons, les saisons qui défilent. En août, la récolte des patates dans la terre moite et après, le saut dans la rivière, près du moulin. Puis l’eau se rafraîchit à
mesure que les jours raccourcissent. Les arbres perdent leurs feuilles
et se retrouvent à l’envers, les racines en haut, leur parure par terre, en cercle autour du tronc. Une fois, avec les enfants du village, ils
étaient arrivés en retard à l’école parce qu’ils s’étaient oubliés à
sauter dedans. Ensorcelés par le craquement, éblouis de fauve, d’ocre,
de pourpre. La viole, grave, chaude, égrène les couleurs, les fait
tourbillonner jusqu’à elle. Elle en avait plein les oreilles et les
narines, de feuilles.
Chaque Noël, la branche de chocolat enrobée d’un papier rouge brillant.
Elle la suçait lentement, ne se brossait surtout pas les dents pour
garder le goût en bouche, le plus longtemps possible.
Toute petite déjà, Nadejda rêvait de travailler dans une fabrique de
chocolat. Pourtant, c’est tout sauf drôle… Elle doit enfiler des gants, faire un chignon et le cacher dans un bonnet pour qu’aucun cheveu ne
tombe sur les truffes, les rochers ou les bâtons au kirsch. Et gare à
elle, si elle en vole un. Elle n’oserait pas, de toute façon, non ça
jamais. D’ailleurs, depuis le temps qu’elle baigne dans des odeurs de
chocolat, elle n’en a plus envie.
Voilà qu’ils s’y mettent tous. Le cymbalum, et puis, le clan des
archets, du plus grand au petit. Le rythme devient endiablé.
Inconsciemment, elle se met à taper du pied. Le bal du samedi soir. Dans un coin de la piste de danse, jouer « au cyclone », à en attraper le
vertige. Elle adorait les fêtes, bariolées, bruyantes, débordantes. Tout le village qui se déhanche dans des mazurkas effrénées, entonne les
refrains à tue-tête, s’empiffre, se soûle, rit aux larmes…
La musique se tait. Elle se retrouve dans le sous-voie. Elle a raté le
train. Mon Dieu, la machine à emballer les pralinés va s’affoler et elle n’est pas là pour la surveiller.