Daniel Vuataz
La petite centrodonte
von Vuataz Daniel
« Traité des
dents et des maladies de ces organes », Dr. Apollini Pierre Préterre,
1881, p.14: "Nous ne saurons trop adjurer les bonnes mères de famille de bien réfléchir avant de permettre l’extraction d’une des six dents de
lait de devant, et de consulter au préalable un dentiste compétent. Elle éviteront ainsi ces erreurs journalières, ces extractions si commodes
qui doivent tout arranger en un clin d’œil et dont le résultat définitif est trop souvent de détruire toute l’harmonie de la bouche et de la
physionomie, sans compter, dans un plus court délai, les souffrances que provoquent excoriations, ulcérations des muqueuses, gêne dans les
mouvements latéraux des mâchoires, certaines difformités de la face,
etc., etc.…"
-Dis, maman, pourquoi on dit « dents de lait » ?
-Fais attention aux gens avec ta valise, mon ange. Parce qu’elles
commencent à pousser grâce à l’apport du lait maternel. Ce sont des
dents laitières. Referme ton livre un moment, veux-tu ?
« Lactéales, pas laitières ! » La voix de papa parvient depuis l’avant
de la file: « Et de plus, ce n’est pas du tout ça, c’est simplement
qu’elles sont plus blanches que les dents définitives ! » Papa et maman
ne sont jamais d’accord sur rien.
C’est une de mes canines du haut, celle de gauche, ma préférée, elle
est toute pointue et me fait ressembler un peu à un renard. Elle ne
tient plus qu’à un fil. Elle ne tient plus qu’à un nerf, en fait. C’est
assez douloureux, mais j’aime beaucoup jouer avec ; la déchausser avec
ma langue, la promener un peu dans ma bouche, et la remettre en place.
Je suis assez d’accord avec le Dr. Préterre : je ne veux pas qu’elle
tombe. Je ne veux pas qu’on me l’enlève de force. Papa et Maman, eux,
tiennent absolument à me l’extraire. Ils pensent que c’est naturel. Et
que ça aidera probablement les autres dents à pousser plus droites. Mes
parents n’ont pas lu le traité du Dr. Préterre, ça se voit ! «Certaines
difformités de la face» ! Quels parents seraient assez fous pour prendre le risque d’infliger certaines difformités de la face à leur enfant ?
Tous les étés, nous allons retrouver les grands-parents en Suède. Je
n’aime pas l’avion. Je n’aime pas les dentistes non plus, c’est vrai,
mais comparativement aux avions, ils sont vraiment adorables. Ça fait
presque trois jours que ma canine reste accrochée à son bout de nerf.
Par moments, c’est très douloureux, mais c’est une douleur intéressante, et je ne veux pas qu’on me l’enlève. Et puis l’enlever comment,
d’ailleurs ? Le Dr. Préterre dresse bien un inventaire de méthodes
destinées à l’extraction des dents, mais aucune ne me convient. La
plupart font assez peur : les Chinois le font avec les doigts et une
cuillère. Les Anglais se servent d’un davier à tige vrillée, les
Français d’une clé de Garengeot, et les Américains…d’un davier
américain. Les Suédois, aucune idée. La plupart de ces instruments, dans les planches du Dr. Préterre, ressemblent à de gros outils de
garagistes, des croisements entre pinces monseigneur et décapsuleurs
géants. La clé de Garengeot ressemble à la mâchoire d’un petit dinosaure teigneux:
"Pour enlever une dent avec une clé de Garengeot, on place le panneton
sur une des faces du bord gencival et l’extrémité du crochet sur le
collet de la dent du côté opposé à celui sur lequel repose le panneton.
En imprimant alors à la tige un mouvement de torsion tendant à
rapprocher l’extrémité du crochet de la face du panneton qui appuie sur
la gencive, la dent se trouve luxée et renversée, parfois brisée." [«
Traité des dents et des maladies de ces organes », Dr. Apollini Pierre
Préterre, 1881, p.43]
Papa, lui, tient à le faire avec les doigts. Il prétend qu’il n’y a pas besoin de dentiste pour « une petite dent de lait toute périclitée ».
Moi, je crois que si. Les gens qui ne sont pas qualifiés pour ce genre
de boulots risquent de vous défigurer à vie.
"On rapporte plusieurs exemples d’extractions d’une dent par des
forgerons ayant amené la rupture du maxillaire dont le fragment était
resté au bout de l’instrument, avec cinq ou six dents au lieu d’une
seule que l’opérateur maladroit avait voulu extraire. Voici quelques uns des plus courants accidents dus à un manque de compétence : fracture de la dent, fracture et luxation des dents voisines, fractures des
alvéoles, fracture des tissus maxillaires, luxation de la mâchoire,
déchirure des lèvres, de la langue, des joues, fluxion avec névralgie,
chute des dents dans les voies aériennes et digestives, hémorragies
prolongées." [« Traité des dents et des maladies de ces organes », Dr.
Apollini Pierre Préterre, 1881, p.121]
Papa n’est pas forgeron, il est comptable. Ce qui est sans doute pire,
question compétence dans l’extraction des dents. Papa, il est du genre à dire des trucs comme : « Tu te l’attaches à une porte, et t'attends que quelqu’un entre ! », « Tu croques un bon coup dans un vieux quignon sec ! » ou encore « Tu la laisse pourrir et t'attends que toute ta bouche
s’infecte, qu’on puisse te mettre un dentier comme grand-papa et que tu
arrêtes de nous casser les pieds avec ton odontophobie ! ». Papa aime
bien dire des mots qu’il ne comprend pas. Ses mots favoris sont
probablement tous ceux qui se terminent en isme, ptère ou gnose. Papa
joue au scrabble. Maman, elle, n’a pas trop d’avis sur la façon
d’enlever la dent. Elle s’est plutôt spécialisée dans les parentismes
ponctuels du type « arrête de tripoter ta dent », « ne montre pas à tout le monde comme ta canine bouge beaucoup » ou « essaie de ne pas me
mettre du sang partout sur le canapé ».
"Dans la rage de dents, le patient perd momentanément toute liberté
morale, et il ne faudrait pas évidemment l’exaspérer longtemps pour le
rendre capable des actions les plus féroces." [« Traité des dents et des maladies de ces organes », Dr. Apollini Pierre Préterre, 1881, p.128]
Dans l’avion nous menant en Suède, je me retrouve chaque année à côté
de Sonia, notre imbécile de voisine stockholmoise. Nos parents sont
convaincus que nous sommes les meilleures amies du monde, simplement
parce que nous avons le même âge, que nous sommes toutes les deux
châtain clair, et que nous ne comprenons rien aux babibouchettes. Selon
la logique de papa et maman, je devrais être meilleure amie avec la
moitié des petites filles de Suisse. Cette abrutie de Sonia sait que
j’ai peur en avion, et que ça me donne envie de vomir. Elle en profite à chaque fois, s’empiffrant de gâteaux et bonbons juste sous mon nez,
tout en sachant très bien que je ne peux rien manger, rien bouger, rien
dire. Je suis comme paralysée, en avion. Cette fois, en plus, ma dent me fait mal. Et Sonia a préparé tout un assortiment de répliques
dentaires. Elle s’y met, souriante comme Chantal Goya : « ça te fait pas trop peur, ce vol en dent de scie ? Quoi, tu dis rien, t’as les dents
du fond qui baignent ? T’as quand même pas une dent contre moi, dis ?
Bah, tu le mérites bien, œil pour œil, dent pour dent… houlà, t’as même
pris ton petit cornet de plastique ? T’es armée jusqu’aux dents ! Aller, dis moi quelque chose, t’es sur les dents, ma parole !? Dis, tu me
passerais un peu de ton chocolat, j’ai plus rien à me mettre sous la
dent ! Tu vas vraiment pas desserrer les dents de tout le vol ? Hé, mais c’est qu’elle montre les dents, la petite bête ! Tu m’dis, hein, quand
t’as les crocs, j’me ferai les dents sur quelqu’un d’autre que toi… » Je lui récite un passage à haute voix : « L’inflammation du périoste
alvéo-dentaire succède souvent à une inflammation de la pulpe dentaire.
Le mal débute brusquement, la dent est douloureuse, la gencive dure, et
dans l’espace de trois jours environ il se forme un abcès placé entre le périoste et l’os, ou entre le périoste et la dent. L’abcès peut
s’ouvrir… » Sonia a arrêté de parler. Je crois bien qu’elle a aussi
arrêté de mâcher. Je reprends. « Donc…l’abcès peut s’ouvrir sur les
joues ou les gencives, et il peut parfois être placé de telle façon au
sommet de la racine qu’il tende à expulser la dent qui s’ébranle alors,
devient extrêmement douloureuse et peut même être complètement chassée
de son alvéole. »
Sonia n’a plus rien dit de tout le trajet, ni de presque toutes les
vacances, d’ailleurs. Elle a vomi d’un coup, très loin et très
longtemps. Sept personnes ont été touchées, dont certaines qui se
trouvaient plus de trois rangées en avant. Moi j’ai souri un peu en
passant ma langue sur la pointe tranchante de ma canine.
Nous avons atterri à l’aéroport Skvasta et mon grand-papa est venu nous
chercher dans sa vieille Volvo brune. Pendant qu’on sortait de la ville
pour rejoindre leur petite maison rouge au bord de l’Océan, et que papa
et maman réalisaient qu’ils avaient oublié de récupérer leurs bagages à
l’aéroport, j’ai avancé dans ma lecture.
"…cette petite souris est connue sous le nom de Ratoncito Pérez en
espagnol, et Topino en italien. Dans les cultures anglo-saxonnes et
nordiques, on rencontre plus souvent la Fée des dents : Tooth fairy en
anglais, Zahnfee en allemand, Tannfe en norvégien. Les deux créatures
coexistent au Québec. En France, en Belgique ou en Suisse, c'est La
Petite Souris." [« Traité des dents et des maladies de ces organes »,
[Dr. Apollini Pierre Préterre, 1881, p.176]
Ma grand-maman, j’en étais sûre, a essayé de jouer sur l’appât du gain. Elle m’a promis, au cours d’une énième promenade dans ce grand magasin
de meuble que je déteste, que la Petite Souris m’apporterait une
pièpièce de cinquante centimes suisses si je me laissais arracher ma
dent ce soir. Ma grand-maman a horreur du désordre. Tout est toujours
impeccable chez elle. Les biscuits à la cardamome, par exemple, sont
toujours rangés dans une commode en aggloméré fermée à clef. Une dent
branlante dans une bouche de petite fille, donc, ça fait cheni. Moi je
ne crois pas à la Petite Souris. Si le Dr. Préterre a pris la peine de
consacrer un chapitre entier à détailler les différences de noms et de
spécialités des souris et autres fées des dents du monde entier, c’est
bien comme il le dit, « par intérêt sociologique pour les fables que
l’on raconte aux enfants. »
-Pourquoi elle m’apporterait une pièce de cinquante centimes, la Petite Souris ? Elle est si radine ?
-C’est parce que c’est la plus légère des pièces de monnaies suisses, ma petite. La Petite Souris ne pourrait pas porter une pièce de cinq
francs. Celles de cinquante centimes sont les plus légères de toutes,
mais pas les moins valables. « Pas les moins lèges, on dit, ou
désultoires, à la rigueur » a crié papa depuis la cuisine où il était
occupé à trier des vis et des clous pour l’élaboration d’une armoire
murale. « Et de plus, la pièce de cinq centimes est bien plus légère,
quoique flavescente ». J’ai dit à grand-maman, en criant pour que papa
entende aussi, que les billets de banque sont encore plus légers que les pièces de cinq centimes et qu’il faudrait que la Petite Souris
m’apporte un billet de mille francs pour que j’accepte de me faire
arracher ma canine pointue préférée. « Centrodonte » a crié papa. «
Centrodonte, on dit, pour parler de dents pointues. » Je suis partie
sourire à Sonia et continuer la lecture de mon traité.
"L’or est en effet le seul métal qui jouisse des propriétés les plus
essentielles pour le but qu’il doit remplir : l’inaltérabilité et la
malléabilité. S’il n’est pas plus répandu, c’est que la plupart des
médecins ne savent pas s’en servir." [« Traité des dents et des maladies de ces organes », Dr. Apollini Pierre Préterre, 1881, p.195]
J’ai fini par accepter qu’on me retire ma dent. Ça faisait trop mal,
maintenant, et j’avais dans l’idée qu’on pourrait m’en mettre une en or à la place. J’ai donc posé mes conditions : ce devait être un dentiste
professionnel, et personne d’autre. Papa et maman en ont fait venir un
du centre-ville. Il est arrivé dans la même Volvo brune que celle de
grand-papa. Papa marmonnait des mots comme « exorbitant » ou «
irréfragable », et maman m’a fait promettre d’être « très polie et très
sage avec le monsieur ». Lemeussieu est arrivé. Il ne ressemblait pas du tout à un dentiste, plutôt à un poissonnier. Il s’appelait Pär, et il a été vexé que j’en rie si longtemps. Un peu sèchement, il m’a demandé
d’ouvrir la bouche et il m’a fait bouger la dent avec un mouchoir et un
petit miroir. Je lui ai demandé : « vous allez me l’enlever avec un
davier à vrille ou une clé de Garengeot ? Est-ce que vous pouvez me
mettre une canine en or à la place ? Vous être assez qualifié en
aurification? Il y a des risques d’infection, de douleurs, de
gonflements, de saignements, d’alvéolite ou de paresthésie ? ». Il a
retiré le mouchoir de ma bouche, d’un coup sec. « Ou est-ce que tu as
entendu parlé de tout ça », il m’a demandé, amusé. Je lui ai parlé du
Traité des dents et des maladies de ces organes du Dr. Préterre. Il m’a
regardé un moment. Ses bajoues ont vibré pendant qu’il tâchait de
contenir sa lèvre inférieure sous sa moustache. Puis il s’est esclaffé
de rire, a ouvert ma main pour y poser ma canine qu’il avait arrachée
sans que je ne sente rien, à côté de laquelle il a placé un joli petit
écu, tout lourd et doré. « Ça sera plus utile que dans ta bouche, je
gage, petite. » Il est allé hilare se faire régler vers mes parents, et
nous a souhaité une bonne fin de vacances, en nous conseillant vivement
d’aller visiter un après-midi le Medecinhistoriska Museet, pour voir la
reconstitution début vingtième d’un cabinet de dentiste. « Et ton
docteur Apollini Préterre, gamine, même pour lui ces installations
auraient parues modernes ! ça fait bien un siècle et demi qu’il est
dépassé, le gus ! Ah, au bas mot ! » Et il est parti, son gros dos
soulevé de hoquets, avec l’automobile de grand-papa. Je l’ai regardé
s’éloigner en serrant fermement le petit écu froid dans ma main.
Puis j’ai entrepris, patiemment, le déchaussement de ma canine de droite.