Evelyne Simonin (Alex Dewinter)
Le chat de l'horloger
von Alex Dewinter
René venait de
fêter ses vingt ans. Depuis quelques semaines, chaque matin après avoir
déjeuné d'une tartine et d'un bol de café au lait, il s’installait pour
la journée à son établi d’horloger. Ce métier qu’il avait choisi lui
permettait tout juste de gagner sa vie et de subvenir aux besoins de ses petites sœurs, Marie et Jeannette. L'aînée de la famille, Suzanne,
était couturière de son état. Elle occupait au village la place de
maîtresse d’ouvrage et son salaire venait avec bonheur améliorer le
quotidien de la famille.
Le matin du drame, il avait neigé. La ferme jurassienne, déjà très basse en temps normal, semblait maintenant crouler sous l’épaisseur blanche
qui recouvrait corniches, sapins et monticules alentour. C’était un
mardi et tout le monde travaillait à l’atelier. On y avait allumé le
fourneau, les autres restant éteints, par souci d'économie. René, très
concentré sur son travail, était occupé à ouvrer ses pièces pendant que
Suzanne apportait la dernière touche aux chemises blanches que le grand
magasin de la ville lui avait commandées. Immaculées, parfaitement
amidonnées, repassées et pliées, elles formaient deux piles bien droites dans le grand panier à linge en osier. De leur côté et du haut de leurs quatre et six ans, Marie et Jeannette étaient installées à la même
table que Suzanne, jouant sagement à l’école et écrivant avec
application dans les marges et sur les couvertures de cahiers d'école
usagés.
A cet instant, tout était calme, très calme. La pendulette marquait
10h37, une belle matinée s’annonçait, rythmée par le crissement des
plumes sur le papier et le cliquetis des outils d’horloger. L’atelier
était bien chauffé et tout le monde en profitait, Zorro le premier: le
jeune chat de la maison se reposait en effet de sa chasse matinale,
enroulé sur la chaise la plus proche du fourneau. Aussi noir qu'un petit ramoneur, turbulent, vif et espiègle, il revendiquait le titre de
compagnon préféré de la petite Marie, qui lui vouait une adoration sans
borne. Zorro bailla, étira autant que possible sa patte antérieure
gauche, la replia contre son museau et rabattit ensuite sa queue
par-dessus le tout. Il s'était endormi.
C’est alors que le drame se produisit.
Une toute petit souris, bien téméraire et faussement rassurée par le
calme et la chaleur ambiante, s’engagea dans la pièce en trottinant. Ni
une, ni deux, Zorro bondit sur la table où les petites filles
corrigeaient à cet instant précis les devoirs de leur ours en peluche.
Il atterrit tel un boulet de canon sur le grand bol de ce qui semblait
bien être de l'encre rouge, le renversant, inévitablement. Il y eut une
éclaboussure puis le contenu se mit à couler, couler, se répandant sur
la table, sur les cahiers, sur la dernière chemise en train d’être
repassée, il était trop tard!
Une seconde interdit, le museau et les pattes trempés de rouge, Zorro se remit prestement à la poursuite de la malheureuse souris; il sauta de
la table, rebondit cavalièrement sur la pile de chemises blanches et
s'empara de la petite étourdie, toute pétrifiée au milieu de l'atelier.
Le temps alors s'arrêta.
Quatre paires d’yeux s’agrandirent d’horreur devant l’étendue des
dégâts. Le silence se fit. Même la poupée de chiffon, mise au coin par
les fillettes, sembla se figer pour de bon. Au bout de quelques
secondes, rompant l’instant infiniment suspendu, René attrapa sans
ménagement Zorro par le col et le souleva. Il le tint tout dégoulinant
au bout de son bras et secoua sévèrement la tête en regardant l'animal
fautif droit dans les yeux. Malgré un effort considérable, René ne put
garder le sérieux qu'imposait la gravité de la situation. Il éclata de
rire devant l’air parfaitement idiot du chat désormais tout rouge, puis
ouvrit la fenêtre de l'atelier et jeta l'animal dans la neige. Sans
demander son reste, Zorro se faufila dans la grange aussi vite que la
neige le lui permettait, sa proie fermement emprisonnée entre ses
petites dents si bien aiguisées.
Ceci explique naturellement la discussion animée qui eut lieu le soir
même au Café du Cheval-Blanc. Les habitués, amateurs d'eau-de-vie pour
la plupart, passèrent en effet quelques heures à débattre de l'origine
des taches de sang remarquées plus tôt dans la journée devant « chez le
René ». Crime atroce, bouchoyade imprévue, bagarre sanglante ou accident au couteau, tout y passa. Personne heureusement n'eut l'idée d'appeler
les gendarmes, lesquels n'auraient pu faire mieux que Suzanne, qui se
chargea de sanctionner tous les coupables: Jeannette et Marie furent
punies pour avoir utilisé du jus de racines rouges sur la table de
travail (Dieu merci, on n'était pas assez riche pour qu'il y ait de
l'encre rouge à la maison!), et René fut réprimandé pour avoir osé
rigoler alors que tout, ménage, lessive, amidonnage et repassage, était à refaire. La petite souris, elle, fut condamnée à ne jamais retrouver sa sérénité initiale, ni son nid, d'ailleurs. Plus discrètement, l'ours en peluche eut droit à un coup de règle sur la patte pour n'avoir pas su
réagir et empêcher ainsi le drame ; la poupée, toujours figée sur sa
petite chaise, fut quant à elle grondée pour avoir osé arborer un air
narquois durant toute la scène, si, si, Marie l'avait bien remarqué.
Le seul, finalement, à s'en tirer sans trop de tracas fut comme
d'habitude Zorro, auquel on ne put, réflexion faite, rien reprocher: il
avait fait son travail de chasseur. Lui-même considérait que les
dommages collatéraux de ses actions ne le concernaient en rien.
D'ailleurs on remarqua dès le lendemain que Zorro se promenait toujours
aussi fièrement, la queue en l'air, à la recherche de quelque exploit à
mettre à son actif. Pour lui, une nouvelle journée prometteuse
d'aventures s'ouvrait! Tout au plus le vit-on une ou deux fois se lécher et prendre, devant l'odeur encore quelque peu inhabituelle de son
pelage, un air vaguement, très vaguement intrigué.