Tatiana Tissot (Kantu)
La Carpe
von *Kantu
La carpe se trouve dans la baignoire depuis trois jours déjà.
Forcément depuis personne ne s’est lavé.
Mais cela ne me dérange pas tant que ça, voyez, parce que cela signifie
un retour aux sources. Aux sources du temps, de l’homme. Parce que les
hommes préhistoriques, ils ne se lavaient pas tous les jours. Comprenez, les rivières étaient froides et à cette époque, on n’avait pas de
boiler. Et puis ils n’utilisaient pas non plus de savon. Ça n’existait
pas encore. Ou peut-être qu’ils avaient des substituts ? En tout cas la
vie était moins chimique, si je puis dire, et peut-être que c’était
mieux pour les cellules. Bon, en tout cas, ça devait être une belle
époque. Et il n’y avait pas de baignoire.
Moi j’aime mieux prendre des bains que des douches. Dans la douche, il
faut rester debout et faire vite parce que cela gaspille beaucoup d’eau. Mais quand on prend un bain, c’est différent. L’eau est déjà là. Elle
est déjà gaspillée en fait, même si c’est envisagé d’une optique
négative, en général je suis quelqu’un de positif, mais pas en ce qui
concerne l’environnement. Donc quand je prends mon bain je ne me dépêche pas, car l’eau est là, il faut l’utiliser au maximum.
Avant, toute la famille se baignait dans la même eau. J’ai aussi essayé
d’instaurer cela, mais je n’ai pas encore vraiment de famille. Je veux
dire, j’ai bien une petite idée, mais il faut la laisser prendre son
temps.
Elle s’appelle Leila. C’est un joli nom. Je lui parle quelque fois. Elle est belle… Peut-être que je l’épouserai avant la fin de l’année
prochaine ? Il faudra que je l’invite au restaurant, pour qu’elle me
connaisse mieux. Entre collègues de travail, comprenez, on se connaît,
mais pas comme si on vivait ensemble.
Quoiqu’en un sens on vit ensemble. Toute la journée. Dans les mêmes
locaux. On se sent proches, à travailler dans les mêmes murs. Une
intimité se crée très vite. Et puis, la semaine passée, juste avant les
vacances, je voulais lui demander de passer Noël chez moi. On était les
deux dans l’ascenseur. Mais au moment où j’allais ouvrir la bouche, elle m’a souri. Ça m’a coincé. Les mots se sont affalés sur ma langue, et je n’ai réussi à émettre qu’un grognement. Elle ne s’y est pas arrêtée, et m’a regardé dans les yeux. Ensuite elle a ouvert la bouche et elle a
dit « Joyeux Noël, Joël. ». Ce moment d’intimité fut brisé par la porte
qui s’ouvrit, et lorsque je reprenais conscience, de retour au cinquième étage, mon directeur se trouvait en face de moi.
Enfin tout cela pour vous expliquer un peu ma situation. Mais je me
laisse souvent distraire, et mon problème en ce moment est des plus
graves. C’est cette carpe. Je ne sais pas si vous vous rendez compte de
sa taille. Les carpes sont des animaux paisibles et pacifiques. Elle en
l’air en tout cas. Souvent les plus grosses bêtes sont les plus
gentilles. Enfin, sans entrer dans le genre humain, il me vient une
foule d’exemples à l’esprit. Les baleines, les éléphants, les gorilles
des brumes montagneuses… Voilà, les pachydermes, les champions de poids
de ce monde sont tous de nature peu belliqueuse, et je suis sûr que les
mammouths seraient d’accord.
Voyez-vous ils ne sont pas là pour témoigner, mais moi je peux témoigner pour eux. J’ai toujours eu un lien affectif pour les mammouths. Je ne
sais pas si c’est à cause de la glace ou des poils. En tout cas mes
oreilles sont de taille normale, ainsi que mes défenses. Quoique chez
l’homme - c’est malheureusement mon espèce, et je n’en suis pas tous les jours fier, même s’il y en a qui remontent notre niveau de temps en
temps - ça s’appelle des dents. Je sais qu’à vous autres, lecteurs
humains, ce commentaire va vous sembler absurde, mais personne ne
connaît l’avenir. Ni le présent. Si des extraterrestres se promènent
imperceptiblement dans ma vie, et dérobent mon portable, ils pourraient
ne pas comprendre cette allusion, et la critique est sévère, je ne veux
pas risquer d’être écarté pour une histoire de détails comme des dents.
Je ne sais pas si vous saisissez bien mais peu importe, je n’ai pas à me justifier après tout, et retournons plutôt à nos mammouths.
Donc je me sens proche des mammouths. Je l’ai toujours été. D’abord,
c’est à cause de la toison. Bon, assez commun. Mais ce n’est pas
toujours facile, bien qu’en hiver se soit pratique. J’ai envisagé
l’épilation, mais ce serait me détourner de mes racines, parce que je
crois que nous descendons tous plus ou moins de ce majestueux animal, et j’ai donc un autre archaïsme à vous présenter chez moi. C’est la
trompe. Des jours, j’ai l’impression d’avoir une trompe, bien sûr
invisible, mais c’est comme ces gens qui ont perdu une jambe et qui
sentent encore la douleur, la douleur fantôme, la trompe fantôme, c’est
assez semblable sauf que cela ne fait pas mal. Enfin ça va. Ça tire
juste un peu sur les pommettes. Et puis souvent j’ai un rhume en même
temps. J’en ai parlé à mon docteur, une fois. Il m’a conseillé
d’utiliser Tempo. Bien sûr cela n’avait rien à voir, alors je me suis
dépêché de changer de docteur. Comprenez, un docteur qui fait du
marketing à tout bout de champ, je ne peux pas le prendre au sérieux. Et quand il s’agit de la santé d’un homme, faut pas déconner non plus.
Ensuite j’ai été assez énervé de ne trouver aucun docteur compétent pour ma trompe, et je suis quand même retourné chez lui, faute de mieux.
N’empêche que si je l’attrape encore une fois à faire de la publicité à
ses patients pour ses sponsors, je le quitte. Et pour de bon.
Mais il s’est tenu à carreau ces derniers temps.
Enfin pour en revenir à ma trompe, je la sens. Sérieusement. Et au moyen de mes muscles zygomatiques, certains jours, je sens même que j’arrive à la faire bouger !!! C’est assez grisant comme impression. Je veux dire
tout le monde a déjà essayé de bouger ses oreilles ou son nombril. Eh
ben voilà, l’impression quand on y arrive, après des heures et des
heures de pratique, est assez exaltante. Vous savez, le but atteint, le
fait accompli, vous voyez… Mais la trompe ce n’est rien comparé à la
glace. Ça c’est le point majeur. Celui qui me fait sentir plus mammouth
qu’un mammouth. Franchement, je vous le dis en toute honnêteté, j’ai
l’impression d’être entouré d’un bloc de glace. Mais pas froid. Juste un bloc de glace. Mon docteur, le même que pour la trompe hein, m’a
conseillé d’aller voir son opticien. J’ai décliné bien sûr, je veux bien partager un certain nombre de choses avec mon docteur, une secrétaire,
une poignée de main, une salle d’attente pleine de malades contagieux
mais ça non, un opticien, c’est vraiment trop intime !!! En plus ne le
répétez pas, mais mon docteur a des lunettes en cul de bouteille, très
épaisses, ce qui lui confère un certain air d’intelligence. Un peu comme une taupe. Donc comme je tiens à garder une certaine classe, du moins
autant que possible… Alors si un jour on doit me faire porter des
lunettes, j’irai chez un opticien qui a un peu plus de goût.
J’ai quand même gardé l’adresse, au cas où, et aussi pour plus tard.
Juste pour me rappeler de ne pas aller chez cet opticien-là.
Cette expérience m’a quand même été salutaire, enfin pour ma culture
générale j’entends, car je pensais que tous les docteurs portaient ce
genre de lunettes pour la profession. Vous savez, pour l’air de taupe
sérieuse.
Comme quoi on en apprend tous les jours si on analyse un peu.
En attendant, mon bloc de glace est assez omniprésent. Enfin omni, je
veux dire autour de moi. Je vois le monde à travers lui. C’est un peu
comme une vitre, mais des jours c’est un peu embué ou sale. Le problème
avec un cube de glace, c’est que quand on est dedans, on ne peut pas
tellement nettoyer l’extérieur. A moins d’avoir une femme.
Mais comme je n’ai pas encore invité Leila au restaurant…et ce n’est pas faute d’initiative, quoique un peu peut-être, honnêtement. Mais elle me frigorifie. Elle me réchauffe et me frigorifie à la fois. Je veux dire
que ma langue se colle à la glace, et mon ventre se réchauffe. Et mon
cœur. C’est à cause des mouvements. Parce qu’il bat plus vite et plus
fort. Et des fois j’espère que ça va briser ma glace, mais ça ne marche
pas.
Voyez c’est pas comme si j’avais froid derrière mon bloc de glace, mais
j’ai un peu froid au cœur de temps en temps. Enfin, pour cela, j’ai
Madame Lustucru. Madame Lustucru c’est une bonne compagne. Nous vivons
ensemble depuis bientôt huit ans. Elle était fine quand je l’ai
rencontrée. Bon c’était à l’époque. Mais pour moi elle est toujours
jolie, et même si elle commence à avoir de la peine à se déplacer, elle
est assez agile. Elle dégotte n’importe quoi dans mes placards, et
ensuite les dévore. Vraiment n’importe quoi, et crû !!! Des fois je dois l’emmener chez mon docteur, juste au cas où, mais son système digestif
est un des plus performants qu’il n’ait jamais vu. Enfin.
Mais là, j’ai du la laisser à la maison, et c’est certainement mieux
pour la carpe. Voyez-vous, la compagnie aérienne refusait les animaux de compagnie. Je leur ai écrit pour préciser que Madame Lustucru était ma
seule famille, je ne vous en avais pas parlé plus haut ne voyant pas
l’intérêt, comme elle ne supporte pas les bains, et j’ai horreur du
superflu, je veux dire des détails. Mais je n’ai obtenu qu’un refus, et
je l’ai alors confiée à la garde de ma concierge. C’est une brave femme, je ne me fais donc pas trop de soucis pour elle. C’est que Madame
Lustucru est une chenapande. Une fois, elle s’est échappée et a pêché et dévoré tous les poissons rouges de la voisine du dessus. C’est dommage, parce que j’aimais bien lui parler. Ce qui s’est passé, c’est que je
lui ai fait prendre conscience de sa propre inconscience, je veux dire
quand on a la garde de vies animales entre ses doigts, on ne laisse pas
la fenêtre ouverte. Surtout lorsqu’il s’agit de poissons rouges. Ce sont des créatures tellement aquatiques.
N’empêche qu’on en revient à cette carpe, qui nage depuis trois jours
dans cette baignoire tchèque, presque en tout points semblable à une
baignoire lyonnaise, sauf pour la couleur peut-être, et elle ne se doute pas de l’horrible destin qui l’attend.
Parce qu’ici ils les mangent pour Noël.
Moi je ne peux pas supporter ce genre de barbarie, alors cela fait trois jours que je ne mange plus beaucoup. Enfin, les gens de l’auberge sont
gentils, et ils veulent me forcer un peu. Alors je fais un effort pour
penser à autre chose. Ils savent que je ne mange pas de dérivations
animales. Je veux dire des produits dérivés. Enfin ce n’est pas tout à
fait vrai parce que le lait et les œufs, ça ne me dérange pas. Un peu de collaboration interraciale, je trouve cela intéressant. C’est facile,
je te donne des graines, tu me donnes un œuf. C’est du troc, vous savez, la base du commerce, le premier pas que l’homme a fait vers la bourse
de New-York. Il y avait des fluctuations, des pertes, des arnaques à
l’époque déjà. Par exemple si le fermier cassait l’œuf, c’était une
perte.
Au début ils croyaient que c’était la nourriture locale qui ne me disait rien. Je ne parle pas de tchèque, alors je ne pouvais pas expliquer.
Enfin avec des gestes, mais ça n’a pas donné grand-chose. Je n’ai jamais été quelqu’un de très théâtral. Sauf dans le burlesque, mais en général je ne réalise pas. Je le sais parce qu’un collègue me l’a dit, une
fois. J’ai pensé avoir certain talent, alors ça m’a fait plaisir. En
plus comme je venais de tomber de ma chaise, cela m’a remonté le moral.
Des fois je me sens maladroit, mais ça passe.
En tout cas j’ai compris qu’on allait manger la carpe, parce qu’un autre touriste de l’auberge me l’a expliqué. C’est malin, on est trois hôtes
et il faut que je tombe sur un Italien. Au moins il parle un peu
français. Mais les italiens, c’est pas trop ma tasse de thé. Vous voyez, ils ont du succès avec les dames. Alors moi à côté, ça fait tomber tout mon charme.
Mais enfin, ils rigolent aussi toujours ces italiens, des fois on se
demande s’ils ont quand même un cœur ou quelque chose dans la tête. Il
me dit, comme ça, miam ça va être un bon repas ce requin. Il a trouvé ça très drôle.
Et puis il y a deux heures, j’ai entendu qu’on aiguisait un couteau.
Alors je me suis enfermé dans la salle de bain avec la carpe. Pour
méditer.
Moi je croyais que c’était leur nouvel animal de compagnie. J’y connais
un rayon parce que j’ai partagé ma baignoire avec un bébé alligator.
Mais un jour, ma mère est arrivée à l’improviste tandis que je prenais
un bain, et elle l’a jeté dans les toilettes. Elle a tiré l’eau. Ce fut très pénible. Bien sûr depuis ce jour j’ai coupé tout contact. Ça me
faisait peur d’avoir été engendré par un monstre, c’est pour cela que je suis devenu un familier du mammouth.
Vous pensez sûrement que je vous raconte cela sans passion, pour mon
alligator dans les toilettes. Et bien c’est parce que je l’ai retrouvé,
dans les égouts, oh, ça m’a demandé des mois, mais j’y croyais. Et
maintenant il a atteint une belle taille. Je vais le nourrir deux fois
par semaine. Il m’attend. Il sait. Mais je dois être discret, je ne
crois pas que la loi serait ravie que j’utilise les égouts urbains comme terrain de jeu pour mon fils. Enfin vous savez, Alli est un peu comme
mon fils. Vous voyez, comme sur les photos, le papa qui se baigne avec
son bébé. Et on en revient à cette histoire de gaspillage d’eau. Dans le temps on était deux pour un bain, mais maintenant c’est encore mieux,
Alli et le saurien les plus écolo de la planète, parce qu’il évolue dans un environnement cent pour cent recyclé ! Je suis très fier de lui. En
plus il est végétarien.
Et donc en voyant cette pauvre carpe condamnée, je savais qu’il me
fallait faire quelque chose. Mais comme le soir de Noël approchait, et
que la cuisson - rien que d’y penser je suis révolté par la cuisson
-devait prendre quelques heures, je me suis enfermée avec la carpe dans
la salle de bain. Bien sûr, mine de rien. Je faisais semblant d’être aux toilettes, au cas où quelqu’un regarderait par le trou de la serrure.
J’ai remarqué que même avec la clef on pouvait voir un peu.
Mais je viens d’avoir une idée géniale. Ça m’arrive de temps en temps.
Je vais me rendre à la cuisine, et prendre une marmite. Je vais verser
de l’eau et la carpe dedans. Je laisserai de l’argent sur la table, par
honnêteté. Je me précipiterai dans ma chambre et prendrai ma valise, ce n’est pas un objet indispensable mais à la douane ils trouveraient cela étrange que je n’ai pas de valise. Et puis je vais prendre le premier
taxi jusqu’à l’aéroport.
Je sens déjà une amitié filtrer à travers ses yeux de carpe. Je
m’attends à de longues conversations conviviales et pleines de
reconnaissance.
A l’aéroport, j’achèterai une méthode de tchèque.