André Ourednik

2013

Porte à porte

von André Ourednik

Enfin à l'abri derrière la porte de son appartement, Konrad enleva son t-shirt usé de la nuit et il écouta le silence. Ses pecs dansèrent à l'air libre. Il adorait sa demeure. Non pas parce que c'était la sienne mais parce qu'il connaissait parfaitement sa structure. Elle était, pour Konrad, un bout de monde strictement dépourvu de surprise. La demeure permettait de faire honneur au monde en le reconsidérant dans le calme et avec recul. Elle était le lieu magique où tu cuis la réalité crue que tu cueilles dehors, et où tu la savoures. Des outils comme les photos et les bibelots t'aident à déguster. Si tu n'as pas assez cueilli en te promenant dehors, tu peux ouvrir le robinet du multimédia. Mais sur ce point, Konrad aimait doser, à petites doses bien ciblées.
Il tassa la poudre dans sa cafetière Bialetti. Il faisait partie des hommes peu sensibles à l'attraction des capsules partitionnées. Non pas qu'il fût particulièrement sensible au discours des anti-capsules – de manière générale, Konrad se méfiait des anti-quoi-que-ce-soit – mais il aimait voir le café qu'il buvait ; il aimait renifler la poudre noire, fraîchement moulue ; il considérait cette odeur comme le trait essentiel du café, dont la forme liquide n'était qu'une conclusion agréable. Pour ces raisons, il lui était impossible de boire un café dans un bistrot trop propre, trop "lounge", qui sentirait au mieux l'encens, au pire la pastille parfumée d'un pissoir. Le café ne tenait pas dans une tasse, le café avait besoin d'une pièce à café où déployer son odeur double de poudre et de liquide. Le café aussi, avait besoin de sa demeure.
Konrad se rappela avec plaisir de l'ami d'hier soir qui, lui aussi, tassait son café dans une cafetière Bialetti. Sauf que celle de l'ami avait la poignée en plastique légèrement fondue : marque d'une existence dissipée. Il l'avait sûrement laissée sur la plaque pendant qu'il travaillait à l'ordinateur, et alors qu'elle était à quelques mètres, il n'avait pas dû remarquer que ça brûlait.
– Ah Daniel ! avait dit Konrad la veille. Un tel degré d'obsession t'honore mais tu t'obsèdes pour une chose alors qu'une autre n'a pas encore été achevée. Seule la technologie peut sauver un homme comme toi, même si je soupçonne que c'est aussi la technologie qui t'a dispersé. Un jour, je t'apporterai une cafetière Bialetti électrique avec socle. Quand c'est prêt, ça fait bip bip bip et si tu n'entends pas ça, ça s'arrête tout seul. J'ai la même chez moi.
– Bip bip bip, fit la cafetière.
Konrad se réjouit mais quelqu'un sonna à la porte. Certain qu'il s'agissait de la voisine, il s'immobilisa :
Elle croira que je me suis endormi ou que je fais caca, pensa-t-il et il tendit l'oreille aux bruits que produirait la main qu'il savait appuyée contre la porte.
S'il entendait un frottement lent, cela signifierait qu'elle venait pour annoncer quelque désagrément mineur, comme la visite de plombiers à une heure fixe, qui l'obligerait à rester chez lui en attendant. Le passage d'ouvriers dans un immeuble locatif revenait à une assignation à résidence. Konrad préférait ne pas y penser. S'il n'entendait rien, ça signifiait ‘bonnes nouvelles'. Elle lui proposerait quelque chose : par exemple un brunch de voisins dans le garage. Un tapotement rapide du bout de ses doigts, enfin, voudrait dire qu'elle était en colère. Mais il n'entendit rien de tout ça, seulement des voix qui parlaient bas. Deux voix. Elles se mirent à rire. Il s'étonna.
Il ouvrit, et vit deux jeunes citoyens en costards azurs, un homme et une femme, avec des t-shirt violets sous les costards. Trois rayures violettes couraient le long des manches et des pantalons. S'agissait-il d'uniformes ?
Ils eurent de la peine à cesser de rigoler. Probablement d'une blague qu'ils s'étaient racontée avant qu'il n'ouvre la porte. Mais tout en riant, ils se mirent au garde-à-vous. Konrad eut l'impression que leurs gestes et leur amusement mutuel constituaient deux réalités distinctes qu'ils auraient oublié de joindre. Leur comportement annonçait en somme un mélange incongru d'insolence et de balais dans le cul. Sur le champ, Konrad reconnut en eux des ennemis mineurs.
– Kate ! Clark ! dit-il en pointant tour-à-tour leurs plaquettes de noms.
– Vous êtes à torse nu ! fit remarquer Kate, en fixant les pectoraux qui vibraient un peu devant son nez.
– Exact, dit Konrad.
Il n'allait pas se justifier. Il n'allait pas non plus faire de réplique ironique, mais simplement attendre la suite, comme un chat avec deux souris dans une boîte sous le nez, qui attendrait qu'elles cessent de s'agiter avant de les manger.
– Je parie que vous ne connaissez pas encore les pommeaux de douche Aqualuxe ? lança Clark.
– Exact, dit Konrad et il fixa le brun bouclé dans les yeux, prenant note d'un léger strabisme.
Clark détourna sa gueule pour regarder Kate.
– Alors vous avez de la chance car nous faisons une promotion ! sourit Kate, visiblement mal à l'aise.
Sa bouche était peinte d'un violet assorti à la couleur du t-shirt, ce qui était dommage car Kate était au fond une jolie fille. Elle sentait que quelque chose clochait, et Konrad sentait qu'elle sentait. Elle était chargée de sonder la résonance émotionnelle des clients, complétant ainsi un Clark plutôt choisi pour son côté geek. Avec Konrad, elle n'arrivait pas à sonder.
– Écoutez, dit Konrad, en vérité, je viens de faire un café et là, il est en train de refroidir. Si vous me parliez de pommeaux pendant que nous le buvons ensemble ?
C'était le genre exact de propositions que redoutait Kate mais il n'y avait pas d'issue ; ils étaient là justement pour entrer chez des gens et leur faire acheter des pommeaux. Tout se passait comme si ce mec se prenait au jeu, mais il menait trop la barque au goût de Kate.
– Elle est belle ma table, n'est-ce pas ? dit Konrad en effleurant discrètement un panneau digital fixé au mur.
– Oui, très jolie, dit Clark en se disant tout bas qu'elle n'avait pas l'air neuve.
Konrad se félicita parce que Kate et Clark remplaçaient à merveille les petits animaux en plastique avec lesquels il avait joué sur cette table, jadis, quand il était petit, et qu'elle se trouvait encore dans la maison de ses grands-parents. Il allait pouvoir jouer de nouveau.
– Ah, le café ! dit-il quand ils eurent bu quelques gorgées. Ça me rappelle une histoire que j'ai lue. J'ai un fitness, vous savez. Un fitness-librairie, pour être précis.
– Un fitness-librairie ?
– Eh oui. D'un côté les machines. De l'autre côté les livres. Avec mes disciples, on aime lire des histoires, surtout des nouvelles parce que c'est lu en une demi-heure, le temps de se reposer avant la seconde série.
– Vos disciples ?
– C'est comme ça que j'appelle mes clients.
– Aha, fit Clark.
– J'imagine que votre fitness… est équipé de douches, essaya Kate. Nous avons justement une promotion sur les pommeaux multidirectionnels.
– C'est quoi, l'histoire du café ? demanda Clark.
– Laquelle ?
– Celle que vous avez lue.
Le garçon était plutôt curieux en fin de compte, c'était bon signe.
– Revenons aux pommeaux, ressaya Kate.
– Non, restons en un peu au café, rabroua Konrad, Clark veut écouter l'histoire (il avala une gorgée et Kate et Clark en firent de même, un peu par peur, un peu par mimétisme). C'est une histoire de deux colporteurs de brosses à dents électriques. Un type les invite à boire du café chez lui.
– Hm, dit Kate en s'essuyant la bouche avec une serviette.
– Ils parlent tranquillement, mais au bout d'un moment, les colporteurs commencent à avoir mal à la tête. Et le type, il les regarde juste et il sourit un peu. Cinq minutes plus tard, les deux sont endormis sur sa table. Alors il les met dans deux gros sacs, et il les descend à la cave.
Le sourcil de Kate se leva.
– Quand ils se réveillent, enchaîna Konrad, ils ne savent pas trop ce qui leur arrive. Puis ils comprennent qu'on les a drogués et déplacés, surtout la fille comprend ça, parce qu'elle est plus vive d'esprit. Sauf que ça ne lui sert pas à grand-chose, parce qu'elle est dans une cave à colporteurs.
– Dans une cave sombre, j'espère, essaya de rigoler Kate.
– Noire comme la nuit, acquiesça Konrad. Elle voit juste un petit trait de lumière dans le noir, par terre. Elle se dit ‘ah mon Dieu, une porte', et elle court vers elle. Elle l'ouvre et devinez ce qu'elle voit derrière !
– Un cadavre ? proposa Clark.
Kate dut se retenir pour ne pas le gifler.
– Non, dit Konrad. Elle voit un couloir avec, au bout, une porte et une sonnette. Elle essaie la poignée et se réjouit de la voir céder. Mais la porte ne donne que sur un long couloir, avec une autre porte d'appartement au bout : judas, sonnette, tout, même une plaquette de nom, mais avec des caractères indéchiffrables. Un peu plus sur la droite, il y une porte dans le même genre. La fille ouvre une série de portes, cinq, dix, vingt portes. Mais c'est toujours la même chose. À un moment donné, elle se retourne, et voit que les portes ont des plaquettes de noms des deux côtés. Ce n'est pas étrange, ça ? Puis une des portes sonne ! Par réflexe, la fille ouvre, et devinez ce qu'elle voit derrière !
Clark n'avait plus envie de deviner. Quelque chose le travaillait. Kate était pâle et elle se grattait la nuque. Konrad décida de vendre la mèche :
– Elle voit un autre colporteur ! Celui-ci vend des pommeaux de douche. Vous voyez, c'est une sorte de labyrinthe à colporteurs, ils sonnent et ils se convainquent les uns les autres. Le colporteur, c'est quelque chose de tellement spécial que le mec de l'histoire a fini par construire un monde entier à leur mesure. C'est une sacrée idée, non ?
– Nous allons devoir y aller, lâcha Clark.
– Le café n'est pas bon ? s'inquiéta Konrad.
– Je pense que nous allons y aller, répéta Clark. Merci pour tout.
– Mais vous ne m'avez toujours pas présenté les pommeaux multidirectionnels.
– On vous laisse le catalogue. N'hésitez pas à nous rappeler.
– Au revoir et merci, dit Kate.
– Au revoir, enchaîna Clark en se pressant vers la porte.
– Vous avez oublié votre sac de prototypes !
– Gardez-le ! cria Clark, déjà dans l'escalier, poussé au-devant par Kate.
Konrad referma sa porte et les stores des fenêtres se baissèrent d'eux-mêmes, plongeant les pièces de son appartement dans l'obscurité. Un écran se déplia d'un rouleau fixé au plafond et fut éclairé par un rayon de projecteur. Le film allait commencer.
Quel parfait timing ! pensa Konrad.