Daniel Vuataz

2008

La petite centrodonte

von Vuataz Daniel

« Traité des dents et des maladies de ces organes », Dr. Apollini Pierre Préterre, 1881, p.14: "Nous ne saurons trop adjurer les bonnes mères de famille de bien réfléchir avant de permettre l’extraction d’une des six dents de lait de devant, et de consulter au préalable un dentiste compétent. Elle éviteront ainsi ces erreurs journalières, ces extractions si commodes qui doivent tout arranger en un clin d’œil et dont le résultat définitif est trop souvent de détruire toute l’harmonie de la bouche et de la physionomie, sans compter, dans un plus court délai, les souffrances que provoquent excoriations, ulcérations des muqueuses, gêne dans les mouvements latéraux des mâchoires, certaines difformités de la face, etc., etc.…"

-Dis, maman, pourquoi on dit « dents de lait » ?
-Fais attention aux gens avec ta valise, mon ange. Parce qu’elles commencent à pousser grâce à l’apport du lait maternel. Ce sont des dents laitières. Referme ton livre un moment, veux-tu ?
« Lactéales, pas laitières ! » La voix de papa parvient depuis l’avant de la file: « Et de plus, ce n’est pas du tout ça, c’est simplement qu’elles sont plus blanches que les dents définitives ! » Papa et maman ne sont jamais d’accord sur rien.

C’est une de mes canines du haut, celle de gauche, ma préférée, elle est toute pointue et me fait ressembler un peu à un renard. Elle ne tient plus qu’à un fil. Elle ne tient plus qu’à un nerf, en fait. C’est assez douloureux, mais j’aime beaucoup jouer avec ; la déchausser avec ma langue, la promener un peu dans ma bouche, et la remettre en place. Je suis assez d’accord avec le Dr. Préterre : je ne veux pas qu’elle tombe. Je ne veux pas qu’on me l’enlève de force. Papa et Maman, eux, tiennent absolument à me l’extraire. Ils pensent que c’est naturel. Et que ça aidera probablement les autres dents à pousser plus droites. Mes parents n’ont pas lu le traité du Dr. Préterre, ça se voit ! «Certaines difformités de la face» ! Quels parents seraient assez fous pour prendre le risque d’infliger certaines difformités de la face à leur enfant ?
Tous les étés, nous allons retrouver les grands-parents en Suède. Je n’aime pas l’avion. Je n’aime pas les dentistes non plus, c’est vrai, mais comparativement aux avions, ils sont vraiment adorables. Ça fait presque trois jours que ma canine reste accrochée à son bout de nerf. Par moments, c’est très douloureux, mais c’est une douleur intéressante, et je ne veux pas qu’on me l’enlève. Et puis l’enlever comment, d’ailleurs ? Le Dr. Préterre dresse bien un inventaire de méthodes destinées à l’extraction des dents, mais aucune ne me convient. La plupart font assez peur : les Chinois le font avec les doigts et une cuillère. Les Anglais se servent d’un davier à tige vrillée, les Français d’une clé de Garengeot, et les Américains…d’un davier américain. Les Suédois, aucune idée. La plupart de ces instruments, dans les planches du Dr. Préterre, ressemblent à de gros outils de garagistes, des croisements entre pinces monseigneur et décapsuleurs géants. La clé de Garengeot ressemble à la mâchoire d’un petit dinosaure teigneux:

"Pour enlever une dent avec une clé de Garengeot, on place le panneton sur une des faces du bord gencival et l’extrémité du crochet sur le collet de la dent du côté opposé à celui sur lequel repose le panneton. En imprimant alors à la tige un mouvement de torsion tendant à rapprocher l’extrémité du crochet de la face du panneton qui appuie sur la gencive, la dent se trouve luxée et renversée, parfois brisée." [« Traité des dents et des maladies de ces organes », Dr. Apollini Pierre Préterre, 1881, p.43]

Papa, lui, tient à le faire avec les doigts. Il prétend qu’il n’y a pas besoin de dentiste pour « une petite dent de lait toute périclitée ». Moi, je crois que si. Les gens qui ne sont pas qualifiés pour ce genre de boulots risquent de vous défigurer à vie.

"On rapporte plusieurs exemples d’extractions d’une dent par des forgerons ayant amené la rupture du maxillaire dont le fragment était resté au bout de l’instrument, avec cinq ou six dents au lieu d’une seule que l’opérateur maladroit avait voulu extraire. Voici quelques uns des plus courants accidents dus à un manque de compétence : fracture de la dent, fracture et luxation des dents voisines, fractures des alvéoles, fracture des tissus maxillaires, luxation de la mâchoire, déchirure des lèvres, de la langue, des joues, fluxion avec névralgie, chute des dents dans les voies aériennes et digestives, hémorragies prolongées." [« Traité des dents et des maladies de ces organes », Dr. Apollini Pierre Préterre, 1881, p.121]


Papa n’est pas forgeron, il est comptable. Ce qui est sans doute pire, question compétence dans l’extraction des dents. Papa, il est du genre à dire des trucs comme : « Tu te l’attaches à une porte, et t'attends que quelqu’un entre ! », « Tu croques un bon coup dans un vieux quignon sec ! » ou encore « Tu la laisse pourrir et t'attends que toute ta bouche s’infecte, qu’on puisse te mettre un dentier comme grand-papa et que tu arrêtes de nous casser les pieds avec ton odontophobie ! ». Papa aime bien dire des mots qu’il ne comprend pas. Ses mots favoris sont probablement tous ceux qui se terminent en isme, ptère ou gnose. Papa joue au scrabble. Maman, elle, n’a pas trop d’avis sur la façon d’enlever la dent. Elle s’est plutôt spécialisée dans les parentismes ponctuels du type « arrête de tripoter ta dent », « ne montre pas à tout le monde comme ta canine bouge beaucoup » ou « essaie de ne pas me mettre du sang partout sur le canapé ».

"Dans la rage de dents, le patient perd momentanément toute liberté morale, et il ne faudrait pas évidemment l’exaspérer longtemps pour le rendre capable des actions les plus féroces." [« Traité des dents et des maladies de ces organes », Dr. Apollini Pierre Préterre, 1881, p.128]


Dans l’avion nous menant en Suède, je me retrouve chaque année à côté de Sonia, notre imbécile de voisine stockholmoise. Nos parents sont convaincus que nous sommes les meilleures amies du monde, simplement parce que nous avons le même âge, que nous sommes toutes les deux châtain clair, et que nous ne comprenons rien aux babibouchettes. Selon la logique de papa et maman, je devrais être meilleure amie avec la moitié des petites filles de Suisse. Cette abrutie de Sonia sait que j’ai peur en avion, et que ça me donne envie de vomir. Elle en profite à chaque fois, s’empiffrant de gâteaux et bonbons juste sous mon nez, tout en sachant très bien que je ne peux rien manger, rien bouger, rien dire. Je suis comme paralysée, en avion. Cette fois, en plus, ma dent me fait mal. Et Sonia a préparé tout un assortiment de répliques dentaires. Elle s’y met, souriante comme Chantal Goya : « ça te fait pas trop peur, ce vol en dent de scie ? Quoi, tu dis rien, t’as les dents du fond qui baignent ? T’as quand même pas une dent contre moi, dis ? Bah, tu le mérites bien, œil pour œil, dent pour dent… houlà, t’as même pris ton petit cornet de plastique ? T’es armée jusqu’aux dents ! Aller, dis moi quelque chose, t’es sur les dents, ma parole !? Dis, tu me passerais un peu de ton chocolat, j’ai plus rien à me mettre sous la dent ! Tu vas vraiment pas desserrer les dents de tout le vol ? Hé, mais c’est qu’elle montre les dents, la petite bête ! Tu m’dis, hein, quand t’as les crocs, j’me ferai les dents sur quelqu’un d’autre que toi… » Je lui récite un passage à haute voix : « L’inflammation du périoste alvéo-dentaire succède souvent à une inflammation de la pulpe dentaire. Le mal débute brusquement, la dent est douloureuse, la gencive dure, et dans l’espace de trois jours environ il se forme un abcès placé entre le périoste et l’os, ou entre le périoste et la dent. L’abcès peut s’ouvrir… » Sonia a arrêté de parler. Je crois bien qu’elle a aussi arrêté de mâcher. Je reprends. « Donc…l’abcès peut s’ouvrir sur les joues ou les gencives, et il peut parfois être placé de telle façon au sommet de la racine qu’il tende à expulser la dent qui s’ébranle alors, devient extrêmement douloureuse et peut même être complètement chassée de son alvéole. »
Sonia n’a plus rien dit de tout le trajet, ni de presque toutes les vacances, d’ailleurs. Elle a vomi d’un coup, très loin et très longtemps. Sept personnes ont été touchées, dont certaines qui se trouvaient plus de trois rangées en avant. Moi j’ai souri un peu en passant ma langue sur la pointe tranchante de ma canine.

Nous avons atterri à l’aéroport Skvasta et mon grand-papa est venu nous chercher dans sa vieille Volvo brune. Pendant qu’on sortait de la ville pour rejoindre leur petite maison rouge au bord de l’Océan, et que papa et maman réalisaient qu’ils avaient oublié de récupérer leurs bagages à l’aéroport, j’ai avancé dans ma lecture.

"…cette petite souris est connue sous le nom de Ratoncito Pérez en espagnol, et Topino en italien. Dans les cultures anglo-saxonnes et nordiques, on rencontre plus souvent la Fée des dents : Tooth fairy en anglais, Zahnfee en allemand, Tannfe en norvégien. Les deux créatures coexistent au Québec. En France, en Belgique ou en Suisse, c'est La Petite Souris." [« Traité des dents et des maladies de ces organes », [Dr. Apollini Pierre Préterre, 1881, p.176]


Ma grand-maman, j’en étais sûre, a essayé de jouer sur l’appât du gain. Elle m’a promis, au cours d’une énième promenade dans ce grand magasin de meuble que je déteste, que la Petite Souris m’apporterait une pièpièce de cinquante centimes suisses si je me laissais arracher ma dent ce soir. Ma grand-maman a horreur du désordre. Tout est toujours impeccable chez elle. Les biscuits à la cardamome, par exemple, sont toujours rangés dans une commode en aggloméré fermée à clef. Une dent branlante dans une bouche de petite fille, donc, ça fait cheni. Moi je ne crois pas à la Petite Souris. Si le Dr. Préterre a pris la peine de consacrer un chapitre entier à détailler les différences de noms et de spécialités des souris et autres fées des dents du monde entier, c’est bien comme il le dit, « par intérêt sociologique pour les fables que l’on raconte aux enfants. »

-Pourquoi elle m’apporterait une pièce de cinquante centimes, la Petite Souris ? Elle est si radine ?
-C’est parce que c’est la plus légère des pièces de monnaies suisses, ma petite. La Petite Souris ne pourrait pas porter une pièce de cinq francs. Celles de cinquante centimes sont les plus légères de toutes, mais pas les moins valables. « Pas les moins lèges, on dit, ou désultoires, à la rigueur » a crié papa depuis la cuisine où il était occupé à trier des vis et des clous pour l’élaboration d’une armoire murale. « Et de plus, la pièce de cinq centimes est bien plus légère, quoique flavescente ». J’ai dit à grand-maman, en criant pour que papa entende aussi, que les billets de banque sont encore plus légers que les pièces de cinq centimes et qu’il faudrait que la Petite Souris m’apporte un billet de mille francs pour que j’accepte de me faire arracher ma canine pointue préférée. « Centrodonte » a crié papa. « Centrodonte, on dit, pour parler de dents pointues. » Je suis partie sourire à Sonia et continuer la lecture de mon traité.

"L’or est en effet le seul métal qui jouisse des propriétés les plus essentielles pour le but qu’il doit remplir : l’inaltérabilité et la malléabilité. S’il n’est pas plus répandu, c’est que la plupart des médecins ne savent pas s’en servir." [« Traité des dents et des maladies de ces organes », Dr. Apollini Pierre Préterre, 1881, p.195]


J’ai fini par accepter qu’on me retire ma dent. Ça faisait trop mal, maintenant, et j’avais dans l’idée qu’on pourrait m’en mettre une en or à la place. J’ai donc posé mes conditions : ce devait être un dentiste professionnel, et personne d’autre. Papa et maman en ont fait venir un du centre-ville. Il est arrivé dans la même Volvo brune que celle de grand-papa. Papa marmonnait des mots comme « exorbitant » ou « irréfragable », et maman m’a fait promettre d’être « très polie et très sage avec le monsieur ». Lemeussieu est arrivé. Il ne ressemblait pas du tout à un dentiste, plutôt à un poissonnier. Il s’appelait Pär, et il a été vexé que j’en rie si longtemps. Un peu sèchement, il m’a demandé d’ouvrir la bouche et il m’a fait bouger la dent avec un mouchoir et un petit miroir. Je lui ai demandé : « vous allez me l’enlever avec un davier à vrille ou une clé de Garengeot ? Est-ce que vous pouvez me mettre une canine en or à la place ? Vous être assez qualifié en aurification? Il y a des risques d’infection, de douleurs, de gonflements, de saignements, d’alvéolite ou de paresthésie ? ». Il a retiré le mouchoir de ma bouche, d’un coup sec. « Ou est-ce que tu as entendu parlé de tout ça », il m’a demandé, amusé. Je lui ai parlé du Traité des dents et des maladies de ces organes du Dr. Préterre. Il m’a regardé un moment. Ses bajoues ont vibré pendant qu’il tâchait de contenir sa lèvre inférieure sous sa moustache. Puis il s’est esclaffé de rire, a ouvert ma main pour y poser ma canine qu’il avait arrachée sans que je ne sente rien, à côté de laquelle il a placé un joli petit écu, tout lourd et doré. « Ça sera plus utile que dans ta bouche, je gage, petite. » Il est allé hilare se faire régler vers mes parents, et nous a souhaité une bonne fin de vacances, en nous conseillant vivement d’aller visiter un après-midi le Medecinhistoriska Museet, pour voir la reconstitution début vingtième d’un cabinet de dentiste. « Et ton docteur Apollini Préterre, gamine, même pour lui ces installations auraient parues modernes ! ça fait bien un siècle et demi qu’il est dépassé, le gus ! Ah, au bas mot ! » Et il est parti, son gros dos soulevé de hoquets, avec l’automobile de grand-papa. Je l’ai regardé s’éloigner en serrant fermement le petit écu froid dans ma main.

Puis j’ai entrepris, patiemment, le déchaussement de ma canine de droite.