Cassiane Pfund

2020

Peut-être la mer

Vous l’avez déjà vue ? Vous l’avez déjà vue, la mer ?

Non.

Non ?

Non, je ne crois pas.

C’est donc la première fois ? La première fois que vous la voyez ? Ça ne se peut pas, n’avoir jamais vu la mer.

C’est dur à croire, n’est-ce pas ? Vous n’avez donc jamais voulu la voir avant ?

J’ai toujours voulu la voir. C’est la mer qui vient à soi, ça ne se force pas, c’est ce que l’on dit. Elle n’est pas venue, vous comprenez ?

Je croyais, je croyais que... Je dois être naïve. Je veux dire, une vie entière sans voir la mer. Oui, ça me semble triste. Vous devez trouver ça étrange peut-être. Je veux dire, il y a des tas de gens, oui, des tas de gens qui ne voient pas les Alpes, les savanes du Kenya, qui ne voient pas de baobabs, de palmiers à jupon, une vie entière sans n’avoir vu de mangroves, de marécages ou même de lacs. Je veux dire, ne pas voir de lacs, vous vous rendez compte ? Enfin, vous voyez, ou encore des tas de gens, oui, des tas de gens qui jamais ne voient la banquise de leurs yeux à eux. Et pourtant, non, non ça ne m’émeut pas. Je veux dire, c’est peut-être triste, j’imagine, je ne sais pas, peut-être un peu, oui, un peu triste quand même. Ce qui est sûr, ce qui est vraiment sûr, c’est que ce n’est pas aussi triste qu’une vie entière sans ne jamais voir la mer.

Sans comparaison, c’est un peu dur à dire. Je ne me sens pas triste, je ne trouve pas que ma condition soit triste. Vous trouvez que ma condition est triste ? Vous pouvez dire, comme ça, de ma condition, votre condition est triste ? Et même si une fois je la voyais, la mer, je ne serais pas sûre de pouvoir dire, après, après l’avoir vue, ma vie d’avant la mer était triste, ou encore, ça aurait été triste une vie entière sans jamais voir la mer. Je veux dire, je pourrais le dire, on peut toujours dire des mots, mais ces mots ne peuvent pas toujours tout dire.

Doit-on nécessairement tout comparer ? Comparer toute chose avec une autre chose pour savoir ce que vaut cette chose ? Je veux dire, c’est un peu risqué, comparer à tout bout de champ comme ça, vous ne trouvez pas ? Imaginez une chose, une chose isolée dans un système lui-même isolé. Est-ce qu’il y a un besoin de comparaison ? Je veux dire, on peut essayer. Comparer pour rien, ça ne raconte rien. Et puis qu’est-ce que c’est, votre condition ? La condition d’un être ? Je ne sais pas ce que c’est, la condition d’un être. J’imagine que l’on ne la connaît jamais vraiment. On manque de perspective, on ne peut pas avoir plus de perspective depuis l’intérieur. Je veux dire, votre perspective est limitée, vous ne pourrez peut-être jamais atteindre l’extérieur, mais de ma perspective à moi, je peux voir des choses, des choses que vous, de l’intérieur, ne voyez pas. C’est un tout. Un peu vous, un peu moi, un peu vous de moi, un peu moi de vous, comprenez- vous ?

Je ne sais pas. Je peux vous dire, pour moi, oui, de ma perspective limitée à moi, la comparaison, c’est important. C’est comme ça que je comprends ce qui me convient le mieux. Sans comparaison entre deux choses, peut-on savoir laquelle on préfère ? Je ne peux pas savoir laquelle je préfère, c’est ennuyeux.
On n’a peut-être pas toujours besoin de préférer. Il y a des choses que l’on aime. Et c’est tout.

Peut-être que vous pouvez me la décrire ?



La décrire ?



Oui, la décrire, me dire à quoi elle ressemble, me dire la mer ressemble à ceci, ou la mer ressemble à cela.

Vous vous voulez que je vous décrive à quoi elle ressemble ? Décrire la mer c’est difficile. Décrire la mer comme l’on décrirait une couleur, je ne sais pas faire ça, décrire la mer comme l’on décrirait une couleur. Vous savez, croire que l’on peut tout décrire, je pense que c’est une illusion, oui, une illusion. Il y a des choses si uniques, si complexes, surtout si éloignées de ce que l’on connaît, je veux dire, de tout ce que l’on connaît, qu’elles sont indescriptibles. Et franchement, vous voulez savoir ce que j’en pense? C’est tant mieux.

C’est tout, tout ce que vous en pensez ? C’est tant mieux ?

Oui, c’est tant mieux.



Vous ne voulez pas au moins essayer ?



Ça doit passer par vous.

Alors, comment je sais ? Comment je fais pour savoir, savoir si c’était la mer ?

Quand c’est la mer, ça se sent. Quand on sent que c’est la mer, c’est comme si celle à l’intérieur lui répondait. Ça ne trompe pas, la mer ne trompe pas. Une plainte sourde, une plainte qui divise, une étendue organique, une étendue qui vous permet de passer au prix de ce qu’elle prend de vous. On laisse toujours quelque chose de soi, derrière, quand on la voit, la mer.

Qu’a-t-elle pris de vous ?

Ça, je ne peux pas l’expliquer, vous l’expliquer à vous. Ça ne s’explique pas. Vous ne l’avez donc jamais vue ?

J’ai bien senti quelque chose, une fois, quelque chose qui m’a permis de passer, qui s’est asséché ensuite, évaporé, comme ça. Mais je n’ai pas su l’appeler, ou peut-être que c’est elle, qui n’a pas su. Je ne m’en souviens plus.

Vous vous en souviendriez, si vous l’aviez vue, votre corps s’en souviendrait, chaque parcelle de votre peau s’en souviendrait. Il n’y a pas d’artifices, les mers artificielles n’existent pas. Je ne crois pas au hasard, non, ce n’est pas un hasard. Ça marque un être, ça marque un être comme on marque les bêtes. Et ça vous prend tout, surtout, ça vous prend vous. Et ne laisse rien derrière. Elle n’a pas simplement englouti, elle a écrasé, étouffé, submergé. Le plus dur, le plus dur ce n’est pas le naufrage, non, le plus dur c’est de ne pas reconnaître l’épave, ne pas se reconnaître dans l’épave qui gît au fond. C’est ça, le plus dur.

Comment fait-on naufrage ? Surtout, comment fait-on naufrage quand on est une personne comme vous ?

Une personne comme vous ? Qu’est-ce que c’est, une personne comme moi ?

Une personne comme vous, ça a l’air solide.

L’air solide, ce n’est qu’un air, rien d’autre qu’un air que l’on arbore. Ça aurait pu être autre chose, un autre air. Il n’y a rien de moins solide que l’air.

Je veux dire, je vous trouve l’air survivant, l’air résistant, l’air de ces increvables organismes dont la tentative d’extermination est vaine. Mais peut-être n’est-ce qu’un air, rien d’autre qu’un air que l’on arbore.

Précisément, je suis crevable. Il faut être crevable pour faire naufrage. Ce n’est pas le naufrage, le naufrage ce n’est que la partie qui prend l’eau, ça n’intéresse personne. On ne demande pas aux gens, avant qu’ils ne soient épaves, comment ils prennent l’eau. On demande aux gens, alors que les abysses suintent encore au coin de leurs paupières mi-closes comment ils sont remontés à la surface. C’est l’exploit qui attire les gens, l’exploit de remonter quand la pression vous écrase. Mais comment on prend l’eau, comment les trous se forment insidieusement à la surface, comment la coque se fissure par endroits d’abord, comment le vernis s’effrite, vous écorche soudain, comment la coque se délite ensuite, jusqu’à rompre, tout le monde s’en fout. Vous savez ce que ça fait se sentir englouti, écrasé, étouffé, submergé ? La honte. On ne veut pas voir, soi-même, les autres surtout ne veulent pas voir. On vous regarde en transparence. Et vous devenez soudain l’espace d’impossibles projections, l’insoutenable promesse d’un effondrement.

Je vous trouve l’air triste. Quand je vous regarde, au fond je la sens m’envahir.

Chacun a ses habitudes, la tristesse est devenue la mienne. La tristesse, sinon l’absence. Appelez-la comme vous voulez. Après tout, ce n’est qu’un nom que l’on choisit.

Combien de noms a-t-elle ?

Autant qu’il en faut pour l’apprivoiser. La mer a des visages dont on ignore tout. L’absence. Je ne connais rien de pire que l’absence. Elle pèse de toute son immatérialité, surtout, elle pèse de tout son rien. Et laisse un cratère empli de rien derrière. Le rien est pesant parfois. Il engloutit, il écrase, il étouffe, il submerge. Se laisser engloutir, puisqu’il ne reste que ça.

Se laisser engloutir sans résistance ?

Oui, la résistance n’est pas toujours celle que l’on croit. Parfois, elle nous survit malgré soi.

Comment ça ?

Il y a du bon, à faire naufrage. Le naufrage permet la reconnaissance, pas celle des autres. Je parle d’autre chose, d’une autre reconnaissance. On reconnaît mieux les choses, soi-même, les autres. La perception s’affine, les sensations se font plus aiguës, une brûlure diffuse, jusque dans les poumons à chaque respiration. Ça vous réduit en bouillie pour poissons. Jusqu’au moment où vous arrêtez de lutter. C’est précisément là, au moment où vous arrêtez de lutter que vous pouvez espérer remporter la bataille. Se regarder en face, droit dans les yeux, soutenir son propre regard, sans avoir peur de contempler le paysage spectral que l’on est devenu, soutenir son propre regard le temps que ça dure, puisque ça dure, parfois. Accepter le naufrage, il ne reste que ça.

Je comprends mieux maintenant.



Quoi donc ? Que comprenez-vous ?

Cette sensation, ce sentiment depuis que vous m’avez demandé si je l’avais déjà vue. Ça vous arrive souvent ? Je veux dire, il vous arrive souvent de demander ça à n’importe qui, comme ça ?

Ça m’arrive, parfois. Et puis vous n’êtes pas n’importe quel n’importe qui.

Comment vous pouvez le savoir ?

Cette sensation, ce sentiment. On peut toujours dire des mots, mais ces mots ne peuvent pas toujours tout dire. Ça se sent, je le sens. C’est tout. Je voudrais vous dire une chose, oui, une dernière chose avant de disparaître. Quand la mer se retire, il arrive qu’elle ne revienne pas, alors il faut essayer de se souvenir, car ce qu’elle prend de vous elle ne le rend pas. Mais si vous l’écoutez, vous saurez. Si elle ne laisse rien derrière, elle ne fait pas que prendre, la mer. Quelque part en vous porte un peu de ce qu’elle offre sans même le savoir.