Charles-André Steiner

2008

Malagane.

von Charles-André Steiner

Malagane Vies est morte…

Un mouvement dans la végétation, de l'autre côté de la rivière. J'attends un renard ou un chevreuil, je braque les jumelles: c'est une enfant qui émerge dans le soleil! Elle grimpe sur un bloc de rocher juste au bord de l'eau. Pas une hésitation, elle connaît l'endroit.
Dix ans, douze? Guère plus si j'en peux juger depuis ma cachette. Elle s'étire, les yeux fermés, le visage levé, retire ses chaussures sans se baisser en s'aidant d'un pied pour dénuder l'autre. Elle secoue d'un coup de tête sa chevelure blonde mi-longue, la rassemble dans sa main gauche. De la poche de sa jupe elle sort un petit foulard, attache la queue de cheval. Trois gestes, elle est nue. La jupe rouge, la blouse et la petite culotte blanche tombent n'importe où sur la pierre.
Comment ne pas la regarder? J'admire ce corps bronzé sans aucune marque claire. Ce corps si enfantin et si féminin à la fois… Pas de seins, deux fesses rondes, pleines et lisses. Un sexe qu'on devine à peine entre les cuisses sous un ventre peut-être un peu fort. Pas de poils, pas d'ombre sur cette chair. Equilibre instable entre la fillette que les gestes démentent déjà et la femme que le corps refuse encore.
Eh, qu'est-ce qui m'arrive? C'est une enfant que j'espionne! Troublé, un peu honteux, je rougis, je détourne le regard.
Bruit de l'eau qui claque dans le silence, elle a plongé. Elle nage une brasse vigoureuse et coulée. L'eau verte me la cache, je ne vois que la tête qui s'enfonce, émerge, s'enfonce, émerge…
Elle est restée longtemps nue au soleil à ne rien faire. Les cheveux dénoués cachaient le visage que la distance rendrait de toute façon flou.
D'un saut, soudain, elle est debout. Trois gestes encore, elle est rhabillée. La jupe rouge disparaît dans la forêt. Moi, la gorge nouée, des larmes, mais oui, au coin des yeux je reste à rêver jusqu'à ce que le frais de l'herbe me fasse frissonner…

Je guettais le martin-pêcheur depuis l'aube, un oiseau qui se fait rare. J'ai passé la matinée à l'affût, à plat ventre dans les hautes herbes. La rivière, tumultueuse et étroite en amont s'étale tout à coup en un lac vert et calme dans un élargissement de la gorge. Roseaux, fougères, grands arbres jusqu'au ras de l'eau. De gros blocs de pierre tombés des falaises font dans le courant des ombres vertes agitées de remous où ondulent de longues algues. Silence, c'est-à-dire pas de bruits humains. Les insectes, les chants des oiseaux, les grenouilles, parfois le vent, c'est tout. En face de ma cachette, sur l'autre rive la côte n'est qu'une dense forêt de hêtres et de sapin qui rejoint le ciel, très haut. Les arbres enchâssent des murailles de rochers empilés en longues strates grisâtres d'où monte ça et là un piton nu. Je ne connais pas de sentier dans cette côte si raide, pourtant la petite fille est venue…

Je retournai à l'affût. Pas du martin-pêcheur, à l'affût de la fillette. Avec chaque fois cette boule dans le cou quand je l'espère. Avec cette angoisse qui me ronge le ventre comme une bête qui mordrait dans mes tripes quand elle ne vient pas ou les jours de pluie. Avec quand elle arrive le cœur qui tape douloureusement, juste avant que les yeux ne brûlent. C'est plus fort que moi, la voir nue sur le rocher me tire des larmes. Quand elle s'en va je me couche sur le dos, je regarde les nuages ou le carrousel d'un milan haut dans le ciel, tête vide et cœur plein. Un envol de grives ou le cri d'alarme d'un geai me signalent qu'elle monte dans la forêt. Suis-je heureux ou très malheureux, comment savoir? Je ne guette plus le martin-pêcheur.

- Dis, il y a un moment que tu es là, non?...
L'attaque me surprend, je ne nie pas.
-… tu n'as pas l'air d'avoir marché, tu ne transpires même pas par cette chaleur. Tu me regardes depuis combien de temps?
La fillette rit et moi aussi. Ses dents sont un peu en avant, pour mordiller amicalement plus que pour mordre. Elle est debout, dans l'eau jusqu'aux genoux. Pas un geste pour masquer sa nudité. De fins poils blonds couvrent ses avant-bras et son ventre, or brillant sur le fond de sa peau bronzée.
- Viens te baigner! Tu sais nager?
Je voudrais poser sur la finesse de sa peau le brûlant des caresses qui démangent mes paumes. Promener mes mains le long de ses flancs, les rafraîchir à l'eau qui glisse sur sa poitrine. Je voudrais… mais non! Qu'est-ce qui me prend encore?
- Allons, viens!
Rapide elle se baisse, m'asperge de ses deux mains. Je n'évite pas la douche, ma chemise est mouillée. La fille rit de nouveau. J'hésite. Comme probablement tous les hommes un peu vieux et un peu seuls je ne suis pas trop propre…
Elle me laisse à mes hésitations. Elle nage vers l'autre rive sans se retourner.
- Eh! Attends-moi! J'arrive!
Je plonge. C'est comme ça que nous avons fait connaissance, nue et nu au milieu de la rivière.
J'en avais marre d'espionner la fillette, j'en eus honte. L'envie d'entendre sa voix, peut-être un autre désir aussi, me poussaient. Quand elle se mit à l'eau je sortis de ma cache, je m'avançai comme un promeneur qui arriverait à l'instant. Elle nagea jusque vers moi, ni dupe ni fâchée de ma petite ruse.

- Comment tu t'appelles?
Nous y voilà. Il faut toujours finir par donner son identité. A un flic ou à un enfant, c'est égal, le moment vient toujours où l'on doit être quelqu'un.
Elle répète la question, ses yeux dans les miens. Yeux bleus, yeux verts, yeux clairs dont je ne saurais dire la couleur.
Et moi tout fondant de tendresse, moi qui ne suis personne j'ai envie d'avoir un nom, un nom qu'elle dirait, qu'elle me dirait, cette enfant, cette femme. Un nom qu'elle murmurerait en pensant à moi.
- En haut, au village, on m'appelle Soli. Mon vrai nom c'est Jean-Pierre…
Je ris, gêné par les yeux clairs, par l'innocence qui n'a pas peur du vieil homme barbu.
-… mais je crois que peu de gens le connaissent.
Elle ne demande rien, elle ne me lâche pas des yeux. Je me sens obligé d'expliquer.
- Soli parce que je vis tout seul depuis longtemps. Je ne m'occupe de personne et n'ai besoin de personne. On a pris l'habitude de parler de moi en disant le Solitaire, avec le temps c'est devenu Soli.
- Tu n'as pas d'amis?
Elle n'attend pas de réponse, heureusement. Moi je ne demande rien, j'ai trop peur d'effaroucher ce petit oiseau.
Nous montons, le sentier est raide, pierreux. Je souffle bruyamment. Elle gambade, plusieurs pas au-dessus de moi, je dois lever la tête pour la voir. A chaque fois cette poussée de tendresse quand je regarde ses cuisses bronzées, quand j'aperçois sous la jupe courte le clin d'œil de la petite culotte blanche. A chaque fois l'envie de caresser cette peau brune…
- Moi, je m'appelle Malagane.
Elle me toise, appuyée contre le tronc d'un hêtre. Sur ses gardes, presque agressive.
- Malagane Vies.
Une corneille croasse quelque part dans la côte. Je tourne le dos à la fillette et m'assied sur une grosse pierre, j'ai chaud. La rivière, tout en bas, est déjà dans l'ombre du soir. Un long silence bourdonne d'insectes.
Un petit caillou roule, saute par-dessus ma chaussure et se perd dans la pente. Malagane s'installe sur mes genoux. De ses mains sous mon menton elle me fait lever la tête. Son regard, vert cette fois, dans mes yeux.
- Tu ne seras plus jamais seul, Jean-Pierre. Je serai ton amie.
Je ne peux pas me retenir je la serre contre mon cœur, je pose mes lèvres sur son front. Elle s'abandonne à cette tendresse juste un instant. Puis elle se plante devant moi, souriante, belle.
- C'est la première fois, tu sais, qu'on ne me pose pas de question. Rien que pour ça tu es mon ami. Les autres ils veulent tout savoir. D'où vient ce prénom de Malagane, si Vies est mon vrai nom, de quel pays je suis, l'âge que j'ai…
Elle prend ma main, calme sa marche et adapte son pas au mien. Nous montons lentement dans la forêt, le soleil dans notre dos disparaît derrière la montagne. Elle ne parle pas, Malagane dont je ne voudrais plus lâcher la main.
Elle non plus n'a posé aucune question. Elle n'a pas demandé pourquoi je vis solitaire, rien. Elle m'offre son amitié comme ça, parce que je suis seul. Parce qu'elle l'est aussi, peut-être?

Chaque jour de ce bel été je suis revenu à la rivière, chaque jour ou presque elle est venue. Nus sur le rocher tiède nous laissions nos corps mouillés se réchauffer jusqu'au moment où Malagane n'en pouvait plus d'immobilité. Avec un hurlement elle se jetait sur moi, me retournait, me martelait de ses poings sans retenir sa force. J'esquivais en roulant de côté, elle cherchait alors à ma plaquer au sol. Quand je faisais semblant d'être vaincu, couché sur le dos, elle s'allongeait de tout son long sur moi pour m'empêcher de remuer.
Le froid de sa peau encore humide, son ventre contre le mien me donnaient un désir que j'aurais voulu ignorer. Je posais sur ses fesses mes mains qui tremblaient un peu. Malagane devenait alors sérieuse, elle me lâchait. Elle s'habillait en silence, elle ne me regardait plus. Devinait-elle mon émoi?
Pourtant dès les premiers pas sur le sentier c'est elle qui prenait ma main. Nous rentrions sans plus rien nous raconter ou alors en riant de petites choses futiles.

Un jour la chaleur de l'après-midi la fit bavarde.
- Tu sais, Jean-Pierre, que mon nom est un porte-bonheur? Comme pour les chats.
Elle me regarde sournoisement, elle attend la question qu'exprès je ne pose pas. Vexée, elle explique.
- Les chats, tu sais qu'ils ont neuf vies, non? A chaque fois qu'ils meurent ils renaissent immédiatement ailleurs.
- Ah… Et après leur neuvième mort?
Elle hausse les épaules, furieuses. Elle n'y a jamais réfléchi.
- Après la neuvième? Je crois que… Oui, ils vont au paradis des chats. Ils l'ont bien mérité, je pense!
Je trouve l'idée plutôt cocasse, je ne crois pas au paradis. Ni pour les chats ni pour les hommes.
- Et alors?
- Alors mon père dit que s'appeler Vies empêche de mourir avant l'âge. Il dit que c'est une chance et que ça porte bonheur!
A m'étirer, à bailler, je fais durer le silence. Puis, perfide:
- Je ne savais pas que les chats s'appellent Vies!
- Mais non, idiot! Ce n'est pas ce que je voulais dire… J'ai un secret! Si tu veux le savoir…
Ses yeux m'offrent le secret, les miens disent oui.
- Moi aussi j'ai neuf vies. Neuf, comme les chats. Parce que mon nom s'écrit au pluriel. Quand je mourrai je vais renaître aussitôt quelque part dans le monde. Tu comprends, maintenant?
Je hoche la tête, elle m'a ému, la petite chatte, avec son secret. Je souris, je me demande dans laquelle de ses neuf vies Malagane est devenue mon amie. Ira-t-elle au paradis, si c'est dans la neuvième? Comment y entrera-t-elle? Nue et bronzée par un bel après-midi d'été? Vêtue de sa sempiternelle jupe rouge et de sa petite culotte blanche? Ou dans la peau d'un petit félin roux et blond aux fesses claires? Je n'imagine pas que ce soit en vieille dame, je n'imagine pas Malagane devenue vieille…

Malagane Vies est morte.
Tous les journaux de ce matin en parlent, et la radio locale. Gros titres sur les affichettes à la devanture des kiosques:
"Jeune fille disparue retrouvée morte."
L'été s'est avancé, Malagane ne venait plus à la rivière ou si rarement. Je l'attendais, souvent jusqu'à la nuit. Souvent pour rien.
Plus jamais elle ne se mettait nue, elle ne nageait plus. Elle arrivait, elle ne disait rien ou racontait sa journée d'école d'une voix indifférente. Elle paraissait s'ennuyer. Je parlais du martin-pêcheur, de n'importe quoi, elle n'écoutait pas. Je me taisais, je prenais sa main entre les miennes, j'y déposais un baiser si elle m'en laissait le temps. Elle la retirait, arrangeait ses cheveux pour m'empêcher de la reprendre. Je cachais mon visage dans mes paumes pour tenter de retrouver l'odeur du corps à peine effleuré, pour sécher mes larmes. Quand le silence devenait insupportable je la regardais fixement. Ses yeux étaient gris, sans vie. Ils flottaient dans le paysage, ne s'arrêtaient plus dans les miens. Elle semblait triste, elle était laide.
Si Malagane venait encore parfois à la rivière c'était par fidélité à son serment du premier jour:
- Tu ne seras plus jamais seul!
Mais elle n'était plus mon amie. Elle m'appelait Soli, maintenant.
Avait-elle un reste de pitié pour moi? Peut-être n'avait-elle pas su trouver dans sa fragile enfance le simple courage de parler…
Ce courage je ne l'ai pas eu. Est-ce que ça aurait changé les choses? Aurais-je trouvé les mots, aurait-elle compris, Malagane? Elle n'a jamais imaginé je crois le désir de tendresse qui me venait d'elle, jamais soupçonné mon regret quand elle lâchait ma main au temps heureux où elle me donnait encore la sienne. Elle n'a jamais deviné combien je l'aimais, ni comment…

Un soir elle n'est pas rentrée à la maison. On fouilla la ville, on quadrilla la campagne. On engagea des chiens policiers, ils ne surent pas la débusquer. On la chercha dans la gorge, partout. Du moins on le croyait. Un hélicoptère survola la rivière et la forêt, un jupe rouge ça se repère facilement de là-haut!
On pensa qu'elle avait fugué, on n'en comprenait pas les raisons. On en parlait dans les cafés, tout le monde aimait bien Malagane. On achetait les journaux tôt le matin pour avoir des nouvelles, on aurait voulu être le premier à annoncer:
- Eh! Vous savez quoi? Malagane est de retour!
On se rassurait en se persuadant qu'elle allait revenir bientôt. Personne ne pouvait la supposer morte.
C'est une enfant très secrète, avaient dit ses parents aux journalistes. On ne sait jamais où elle passe son temps ni à quoi faire. On ne le lui demande pas, on n'oserait pas, elle prendrait mal les questions. Elle ne raconte rien, elle parle si peu! Une fille vraiment très secrète.

Moi je n'ai rien dit, je ne me suis pas mêlé de cette histoire. L'automne venu, mes économies fondues, j'avais repris mon travail de bûcheron journalier. Je n'allais plus attendre Malagane à la rivière que les jours de congé, sans espoir. Elle n'était plus venue depuis au moins trois semaines. Je ne l'oubliais pas, oh non! Son absence m'était une blessure qui cicatrisait peu à peu, mais qui faisait mal rien qu'à la frôler.
Ce jour-là je travaillais pas loin de la rivière, à quelques menus travaux, le nettoyage d'un fourré ou la taille d'un buisson. Le brouillard à mi-côte, la forêt d'automne belle et triste me rendaient mélancolique. Quand vers le milieu de l'après-midi j'entendis un geai crier et s'envoler, je compris: c'était Malagane. Ça ne pouvait être personne d'autre.

Malagane Vies est morte. Un soir, on trouva son corps dans la rivière, là où elle s'élargit en petit lac vert. Accroché au fond, retenu par les algues et les rochers pointus, le cadavre portait la jupe rouge et la culotte blanche.
On n'a jamais compris sa mort. Le juge d'instruction expliqua qu'une conclusion définitive n'était pas possible. Le corps était resté trop longtemps dans l'eau, on ne pouvait plus savoir si les plaies et fractures provenaient d'une chute accidentelle … On gardait bien sûr le dossier ouvert mais on suspendait l'enquête…