Sandrine Fabbri

2003

Fièvre

von Sandrine Fabbri

Son profil, impassible. Droit, il regarde droit devant lui. Le taxi file, protégé, englouti par la nuit. Derrière, si loin, elle se rappelle, ils sortaient de la ville du désert, embrasée. Tout flambait, l'Atlas brûlait. Elle a chaud, les draps sont moites. Le muezzin, encore, pour la deuxième fois, la troisième aujourd'hui. Le taxi, son profil, elle le regardait, impassible, bas sur le front, le chèche négligemment, si élégamment noué. Blanc, il était blanc. Quelques mots parfois, avec le chauffeur. Quelqu'un entre, apporte, dépose quelque chose au pied du lit. Elle n'a pas la force. La nuit est d'encre, la route file, elle s'enfonce dans le cuir, les mains agrippées à son baise-en-ville. Lui parle au chauffeur, comme oublieux d'elle.
Lorsqu'elle l'avait revu, elle avait eu un choc. Jeune, elle ne se le rappelait pas si jeune dans son souvenir. Il s'était coupé les cheveux, portait un pantalon blanc, ses yeux brillaient. Comme ceux d'un enfant. Trop tard. Elle était là, face à lui muet d'un bonheur auquel il ne pouvait pas encore croire. Silencieusement, ils ont marché côte à côte, elle dans son ample robe noire pour ne pas se faire remarquer, lui dans son pantalon blanc pour faire européen.
Il avait aussi fait ce qu'il n'avait jamais fait de sa vie, de sa courte vie, prendre un bus, traverser le pays seul, se rendre dans l'aéroport étouffant d'humidité de la ville blanche après avoir déposé son sac de sport dans la chambre d'hôtel qui était réservée à son nom à elle. Son statut d'homme du désert marqué sur le passeport qu'elle avait réussi à lui obtenir le protégeait. Le protégeait d'être un gigolo. Un homme du désert survit n'importe où. Même dans la ville blanche.
Ils sont arrivés dans la chambre d'hôtel réservée à son nom à elle. Toujours en silence. De la fenêtre, le brouhaha incessant des villes qui ne dorment jamais. Si, juste avant le chant du muezzin, qui s'élève à l'aube d'abord isolé, puis répété, amplifié, forçant la ville à sortir de sa léthargie. Ou rappelant à chacun, dans ce moment où l'aube pointe, déchire les rêves nocturnes, propulse dans ce vide blanc, rappelant que, finalement, on n'est pas seul. Je suis avec vous. Allah est grand.
Enfin, après ce grand silence, ils se sont retrouvés, après s'être fixés, intensément, avec incrédulité. Il a rompu ce silence d'un geste, un geste de défi, un geste d'homme, non, il n'était plus un enfant face à la femme de 30 ans. Pour elle, il est parti, pour elle, il regarde la ville blanche comme s'il l'avait toujours connue.
Ils sont partis. Ils ont pris des taxis. Parfois seuls, parfois serrés contre des femmes voilées qui racontaient en quelques kilomètres où elles allaient, pourquoi, ah ! leur mari, tapotant de leur bras chargé de bracelets l'épaule du chauffeur pour le prendre à parti, souligner leur indignation. Elle se taisait, l'Européenne, que pourrait-elle raconter, elle voulait aller toujours plus loin, ne jamais s'arrêter. Ils arrivaient le soir dans ces villages obscurs où derrière une porte aveugle les attendait toujours quelqu'un. Un repas, une guitare, un joint, ils étaient de nouveau proches du désert, écoutaient des histoires, des rêves, des illusions avortées, partir, rester, oublier, oublier dans une volute de haschich, les regards d'envie, toi, tu as trouvé, tu vas partir…
Mais elle voulait continuer à s'enfoncer toujours plus loin, le long de ces côtes où l'on ne peut pas nager, pour le chercher, lui qui était à côté d'elle, non, il n'était plus un enfant, pour elle, il avait obtenu ses papiers, pour elle, un jour, encore un défi, il les avait déchirés ses papiers sous le regard effaré du chauffeur, ces papiers si chèrement obtenus, non, je ne veux rien, je ne veux que toi
Si tu le veux
Elle le voulait
Mais il fallait continuer, s'enfoncer encore, même si elle se réveillait chaque nuit avec cette sensation de perte, d'avoir oublié quelque chose d'essentiel, mais quoi, elle ne savait pas quoi… Elle se concentrait de toutes ses forces mais n'arrivait pas à déchirer le voile, ce voile si fin entre ce elle qui sait et ce elle qui a oublié. Plus ils avançaient, plus la sensation était forte. Comme si, au fur et à mesure des kilomètres qui filaient, quelque chose s'échappait d'elle, irrémédiablement. Quelque chose qu'elle pressentait si proche qu'elle pensait parfois qu'il aurait suffi de baisser la main, hors de la fenêtre, pour la ramasser, cette chose qu'elle n'arrivait pas à nommer. Mais non, cela ne suffisait pas. Alors, il fallait continuer à filer, filer droit devant vers un but qui lui non plus n'avait pas de nom.
Son profil, son regard noir sous le chèche rabaissé au raz des sourcils, sa main, sa main qui dans le creux de la nuit dans les villages obscurs se perdait sous son ample robe noire à elle, se nichait entre ses cuisses, exactement là où il fallait. Sa patience, la patience du désert. Ils y sont allés dans son désert à lui. Ont dormi à même le sol, sur les tapis, à côté des parents, dans la maison qui n'était que des murs ocres où l'on vivait comme on l'avait toujours fait. Sous les tentes. Ils l'ont accueillie, ses parents, sans même être étonnés, l'attendant chaque matin accroupis autour du brasero, lui souriant, servant le thé et les tartines beurrées parisiennes, élégant équilibre, même à l'orée du grand vide, entre deux mondes.
Mais pourquoi cette ample robe noire, la mère voulait savoir devant passer par son fils pour lui parler, non, ne porte plus ce noir, alors, elle lui a donné une robe d'occidentale en coton léger achetée au marché, rose, à grandes fleurs. Désormais, elle ne portait plus que cette robe rose à fleurs pour traverser le village de sable où les femmes se drapaient de leurs tissus multicolores. Un jour, ils l'ont convoquée, les parents voulaient lui parler, ils sont venus l'un derrière l'autre comme en délégation s'accroupir devant elle dans la chambre centrale dont le plafond était béant - sans doute pour mieux voir les étoiles.
Ils voulaient la remercier d'aimer leur fils, voulaient savoir pourquoi elle avait l'air triste, si souvent, voulaient connaître quelque chose d'elle, tu n'es plus seule, ils ont dit. La tante, plus jeune que la femme de 30 ans, divorcée cinq fois, riait, riait, ah ! non, jamais plus un homme d'ici, mais toi, qu'est-ce que tu cherches, il est heureux lui, je le vois, moi le je le vois dans tes yeux à toi, ses yeux à lui. Que Mohamed VI soit homosexuel est la chance de la femme arabe, se prit-elle à penser. Sinon, il n'aurait jamais choisi celle qu'il a choisie. Mais pourquoi tu ne me parles pas, lui demandait-il, lorsqu'ils descendaient le soir de la dernière dune ?
Il y a eu cette nuit, la plus belle, la nuit de la fête. Les parents ont donné une fête, ils sont tous venus, les filles et les femmes de la famille, les amies, et les hommes, mais uniquement les hommes de la famille puisque les femmes étaient là. Un à un, ils ont pénétré dans la chambre centrale au plafond béant, les étoiles scintillaient, si proches dans cet endroit du monde qu'on pourrait les toucher croit-on, les femmes étaient déjà là, accroupies contre le mur les unes à côté des autres, chuchotant, pouffant cependant que les hommes entraient un à un, l'Européenne avec eux. Avec lui, elle s'est assise au centre, entourés de tous, comme si c'était leur mariage qu'on célébrait ce soir-là entre ces murs ocres sous le scintillement des étoiles.
Le son montait, les rythmiques la prenaient petit à petit, les chants l'entêtaient. Elle savait qu'elle devrait danser. Avec lui. Face à eux tous. Elle s'est levée - et ce fut comme un miracle. La musique, les rythmes des caravanes étaient en elle, ils la portaient, son corps se mouvait sans qu'elle ne lui demande rien, comme s'il avait toujours dansé sur ces rythmes là. Lui passait pour le meilleur danseur de la région. Il rayonnait. Ils la sacrèrent, elle, meilleure danseuse de la soirée.
Puis ils sortirent dans la ville obscure, les étoiles scintillaient toujours, de nouveau silencieux après cette union parfaite des corps dansants. Alors, tout à coup, indifférent des visages qui pouvaient se cacher derrière les moucharabiehs, il la plaqua sur le sable froid, sa main chercha fiévreusement son sexe sous la robe rose à fleurs.
Elle éprouva une jouissance inouïe.
Ils finirent la nuit sur les tapis de la maison sans toit.
Le lendemain, ils reprirent des taxis, lovés au fond des banquettes, sa main à lui cherchant toujours la chaleur de ses cuisses à elle. Elle remit son ample robe noire. Ils retournèrent dans leur chambre de la ville blanche. Ils passèrent la nuit, serrés l'un contre l'autre. Au chant du muezzin, il pleura. Et il partit.
Elle pensa à la femme adultère de Camus. Qui jouissait seule, sous les étoiles froides du désert, loin des hommes en noir. Elle avait trouvé son royaume dans cette allée de sable, au creux de la nuit. Mais elle avait toujours su qu'elle ne pourrait pas l'emporter avec elle.