Valérie Lobsiger

2008

Binaire

von Valérie Lobsiger

Je suis blonde avec un œil bleu, un œil vert, ce qui me donne un regard d’ange ou de vipère, selon ma mère que je soupçonne d’en être une. Je passe des heures devant la glace, je me coiffe, je me coiffe, j’aime la caresse répétée de la brosse sur mon crâne, un millier de fois, je compte et ça me calme. Lorsque mon père, pris d’un accès de tendresse absolument incompréhensible, me prend dans ses bras et m’appelle sa belle mirabelle, je le frappe et m’enfuis en hurlant. Je ne supporte plus tous ces gens qui m’engluent dans la marée noire de leurs sentiments.

Car, pour tout vous dire, je me trouve laide, affreuse, hideuse, repoussante et même pire, mais je n’ai pas assez de mots à ma disposition pour me décrire. Dé-crire. Dé-crier. Des cris. Des cris, c’est tout ce qui sort de ma bouche en désarroi. Les mots, je n’ai pas fini de les déballer, ils sont encore dans les cartons, délicatement enveloppés dans du papier de soi(e). Vous savez, de ceux que les autres reçoivent à leur naissance, au moment d’emménager, et qu’ils s’approprient, sans y penser. C’est à cause de tout ce vide qui m’insupporte que j’entends parfaitement l’écho dans ma tête. Ca m’empêche d’écouter. De me concentrer. C’est pour cela que je fais tout répéter. Ca agace ma maîtresse, cela « indispose » ma mère.

Arrête de faire la coquette devant le miroir et va faire tes devoirs ! Ses mots me blessent, si elle savait, mes pensées sont à des millions d’années lumière de ce qu’elle croit deviner. Cela me rend triste. Alors je me récite les planètes de notre système solaire, le seul de l’existence duquel on soit vraiment sûr, Pluton dont la période de révolution autour du soleil est de 247,7 années, Neptune : 164,79, Uranus : 84,01, Saturne : 29,46, Jupiter : 11,86, Mars : 1,88, Terre : 1,1,1,1, oh, que c’est bon ! UN ! Vénus : 0,62 et enfin Mercure : 0,24. Une fois, deux fois, cent fois pour être sûre de ne pas les oublier. Qu’est-ce qu'il y a ? quels devoirs ? J’y vais, j’y vais, ma mère-cure.

Jupiter, c’est mon père. Comme le tonnerre, il gronde, puis me foudroie avec ses vilains mots harpons trop abscons pour moi. C’est quoi un métier ? Une carrière ?
La société ? Aucune idée. Ces mots me sont étrangers. Pas envie de savoir, ni d’écouter. Je n’arriverai à rien si je ne vois pas à quoi tout cela peut mener. M’en fiche, ce n’est pas un destin pour moi, je le sais. Oui, je suis trop nulle, NUL, NUL, un ZERO, d’accord avec toi et maintenant fiche-moi la paix. Avec un, zéro c’est mon héros préféré. 11001010 00010111 11110101 00101011, parlez-moi en langage binaire, celui que je préfère. Pas de sens caché. Pas de piège. Pas d’interprétation. Pas de lettres qui se liguent pour me faire perdre la tête ! C’est vrai quoi ! Un coup on dit chien, un coup on dit « ingrédiant » et puis, maintenant que j’apprends l’allemand à l’école, c’est encore pire, on dit « biiinneu », on écrit « Biene » et on doit penser abeille. « Ils » le font tous exprès pour m’embêter. Je ne veux plus rien apprendre, vous m’entendez ? C’est trop compliqué. Ma logique à moi est bien différente et vous qui me reprochez de ne jamais m’être mise à votre place, vous êtes-vous jamais mis à la mienne ? A la « mine », si on veut prononcer à l’allemande. Ah, ah, ah ! Personne ne comprend, c’est encore plus drôle !

Sauf que moi, les mines d’asphalte, je les ai visitées et je vous jure que j’en garde un sacré mauvais souvenir. J’ai cru que je ne reverrai jamais la lumière ! J’avais peur que la terre ne s’effondre et bouche la galerie, que je meure de froid, de faim, de soif, d’asphyxie ! Quand on en est enfin sortis, le soleil m’a éblouie, j’avais des étoiles plein les paupières et les cils qui tremblaient. Depuis ce jour, j’ai peur de devenir aveugle chaque fois que je regarde par la fenêtre. J’ai fermé tous les volets de ma chambre, ma mère s’est à nouveau emportée. « Le Soleil est constitué d'un noyau, d'une zone de radiation et d'une zone de convection. Le noyau contient des gaz d'une densité 150 fois supérieure à celle de l'eau, et atteint une température de 16 millions de degrés Celsius. Il est entouré d'une zone de radiation, dans laquelle les gaz ont la même densité que l'eau, et où la température s'élève à 2,5 millions de degrés Celsius,… ».

C’est la meilleure : ce matin, ils m’ont annoncé qu’ils avaient pris rendez-vous chez un psychopathe spécialement conçu pour moi, afin que je lui parle de mes idées bizarres. Mais ce sont eux les obsédés, je vais très bien moi ! Bah, ce ne sera pas le premier auquel j’imposerai mon mutisme, il sera bien avancé ! Alors voilà, on y est allés tous ensemble moi, papa, maman et mon avorton de petit frère qui sait toujours tout mieux faire. Dans la pièce, ça sentait tellement le fromage et la poussière que j’étais prête à vomir. Chacun a parlé, sauf moi qui me bouchais les oreilles pour ne pas les entendre. Leur bouche se tordait et ils disaient sûrement de vilaines choses sur mon compte, il valait mieux ne pas écouter. Le psy se contentait de hocher la tête comme un curé. Il n’arrêtait pas de me regarder derrière ses lunettes fumées. Pourquoi porter des verres teintés dans une pièce si sombre, d’ailleurs ? Et puis, il avait aussi une drôle de voix comme un robot et un appareil qui lui sortait de l’oreille, comme en porte mon papi qui est sourd comme un pot. Ensuite, Robocop a demandé à toute la famille de déguerpir et je me suis retrouvée seule à seul avec lui.

Je m’attendais à ce qu’il me fasse dessiner toute la maisonnée, comme les autres psychopathes me l’ont déjà demandé. Mais non. Pas de tests non plus, faut dire que là aussi, j’ai déjà participé, des trucs à me faire loucher du cerveau tellement c’était compliqué. On était silencieux tous les deux et j’aurais donné n’importe quoi pour que ce vacarme cesse. J’étais prête à hurler. Et puis ce type, qui avait peut-être dix ans de plus que moi, s’est mis à me questionner comme jamais personne ne l’avait fait. A croire qu’il lisait mes pensées. Comment connaissait-il tous mes secrets, les plus terribles, les plus honteux, les plus douloureux ? Il déroulait ses questions calmement, l’une après l’autre et moi, bras et jambes ramassées sous le menton, comme un sac à linge sale abandonné sur ma chaise, je faisais oui de la tête, incapable de prononcer une parole, des sanglots bouillonnants au bord des dents.

Quand il en a eu fini avec ses questions, je me suis levée, étrangement légère, il a dit qu’il allait m’aider. M’aider à changer le disque dans ma tête. M’aider à développer une stratégie. Parce que ces gens-là qui nous entourent et sont partout, ils ne fonctionnent pas comme nous, mais une fois qu’on connaît les règles de leur jeu, on est aussi intelligents qu’eux et on est parfaitement capable de réussir à faire semblant pour leur donner le change. Voilà ce qu’il m’a dit, Robocop.

Maintenant, on est amis, je n’arrive pas encore à lui serrer la main parce que je déteste le contact physique, surtout celui des mains, c'est sale, tiède, gluant, ça a touché des corps contaminés, des matières impures, cela me torture, je cours me laver de la tête aux pieds plusieurs fois par jour rien qu'à l'évocation de cette idée. A chaque séance, je me décrypte un peu plus grâce à son soutien. C'est bon de sentir que d'autres fonctionnenet comme moi. Je n’appelle plus mon psy Robocop mais Philippe. Il m’a raconté l’histoire du loup vert qui avait tout essayé pour devenir gris comme les autres loups de son espèce et qui, à la fin, déclare à la cantonade : « eh oui, je suis vert, et après, qu’est-ce que ça peut faire ? »

Maintenant, quand ma mère me rappelle que j’ai des devoirs, il me suffit de penser très fort à Philippe, d’y penser et d’y repenser jusqu’à ce que ma mère, de guerre lasse, finisse par m’ignorer et retourne à son enfer où je n’aurai jamais ma place.