Simon Koch

2006

Des loups dans l’oreiller

von Simon Koch

Octobre rouge, novembre de plomb.
Sur la chaussée, souviens-toi, une paire de souliers éparpillés, une bicyclette au guidon de laquelle est suspendue une serviette de cuir. Personne ne lira le discours qu’elle contenait.
Une silhouette tracée à la craie, notre marelle, le ciel dans la tête, un peu de rouge qu’il faut éviter. Le chant de l’asphalte, la littérature du pavé. Attention, les matraques se baladent en liberté.

Faire les cent pas dans un appartement bourgeois. Respecter les consignes de sécurité mon amour.

1° Ne pas rester à la fenêtre. Elles sont perméables à la rumeur. On pourrait te voir, on pourrait tomber.

En attendant. Loin des fenêtres qui ouvrent sur deux mondes, user le parquet, repousser le plafond. Ici et là, les portraits d’une famille recomposée. Oncle Ho, grand-maman Rosa, cousin Ernesto. Les icônes d’hier en bandoulière, notre monde pour demain.

Un supermarché qu’on incendie pour arrêter d’enfantiller.
Grande surface, super Vietnam. La rivière des Parfums au rayon cosmétique.
Le bon air de la campagne. Le grand champ, les herbes folles. Avant. Brandir un drapeau rouge près d’une ferme abandonnée, s’exercer aux armes, apprendre le fer, réciter les manifestes à venir et s’enivrer de mauvais vin. Grandir, sans perdre de temps, nos parents pensaient durer mille ans.

Les coups de feu raisonnent quelques instants, puis se l’écho s’en va porter la bonne parole aux nuages qui pleurent les cerfs-volants de notre enfance.

Immortaliser. C’est le cliquetis d’une caméra super-8 qui finit de tourner. Un dernier sourire narquois, le regard fixe et froid.

2° À partir d’aujourd’hui, chacun doit porter une arme sur lui en permanence. À la ceinture, au milieu, pour se rappeler qui il est.

Immortaliser les vivants, tant qu’ils sont encore parmi nous, un bon point de départ. La crosse au creux de la main, l’index relâche la gâchette. La pellicule n’en peut plus mais la bande commence à peine. Fondu au noir, cut.

Un vieux pick-up. Du son, des pierres et des débris.
Vivre cachés, éprouver les formes que prend l’ennui les bras croisés, en attendant de casser ce qui nous casse.
Un téléviseur à l’envers et voilà qu’une fusée décolle vers le centre de la terre. Les B52 bombardent le ciel. Des enfants à demi nus courent la tête en bas. Derrière eux, des GI’s, de la fumée.
Monsieur Naphténate et Madame Palmitate ont une petite fille… Elle n’a pas de nom, juste un dos brûlé jusqu’aux os lorsque elle double le cameraman accrédité.

À Kreuzberg, une ampoule se balance, un stuc se lézarde. Un robinet qui goutte, une portière qui claque au loin. Mon amour, quand avons-nous pris notre dernier bain?

3° Si la police nous trouve et donne l’assaut, tes chances de survie son plus grandes si tu te réfugies dans la baignoire. Les balles ricochent sur l’émail, et par la porte de la salle de bains, tu as tout le vestibule dans ta ligne de mire.

On a tiré sur un manifestant. Voilà où vous mènent vos paroles, votre blabla. Ils ont des armes et nous tueront.

Déposer le crayon.
Un revolver qu’on démonte et qu’on remonte pour se distraire. Une manière de dire qu’on est à l’heure. Un jeu de patience révolutionnaire, un casse-tête pour grands enfants.
Un revolver noir et luisant. Astiqué, toujours chargé. Comment te dire je t’aime avec un revolver? le glisser contre mon ventre blanc ? lisse comme un œuf de serpent ?
Reprendre le crayon.

Dans l’azur, un albatros. Sous lui vole une oie. Celle du jeu, celle de notre enfance. Il y a cette case terrible, l’oie qui saigne.


De la pacotille pour loups des steppes. Le ronron de la révolution.
Quelqu’un frappe à la porte. Enfoncer la touche « lecture » d’un petit cassettophone. Le bruit d’une machine à écrire. Une main experte qui joue la partition d’un programme politique qui sonne comme une lettre d’amour. Tirer un trait clair entre nos ennemis et nous. « Ding ». Clé anglaise, petit bémol. C’est la révolution, point à la ligne.

- Ah, c’est toi ? Mon Rimbaud, j’étais justement en train de t’écrire. Tu viens voir l’otage ?

Menotté dans le noir, comme convenu. Il n’a pas fait d’histoire pour manger, il n’a pas essayé de parler, ni ne s’est blessé. Il est vieux, je le hais comme je hais nos parents.

4° N’attends pas d’être vieux pour aller manifester. Tu auras froid, tu devras t’asseoir. Ils auront gagné.

Nous devons partir.
Hansel, Gretel, Rimbaud. Avis de recherche. De mauvaises photos en noir et blanc qui nous font des têtes de terroristes. Hansel, Gretel, Rimbaud. Irez-vous manifester ? Parole de cassettophone.

Je fais toujours ce rêve terrible. Un pigeon tombe sur mon épaule, puis sur le sol. Il bat encore des ailes. Je me penche pour le prendre dans mes mains. Il est déjà mort. Tout autour de moi, dans la lueur du matin, des pigeons tombent du ciel. Par centaines. Des hommes vêtus de manteaux gris les ramassent les pigeons morts et les jettent dans de grands sacs qu’ils traînent derrière eux. Je me réveille.


Dans une chambre la face cachée, de l’idéal, aussi dans l’oreiller.
Dans les triangles amoureux, c’est toujours le même qui trinque. Celui du milieu ne choisit jamais le moins beau pour devenir le plus beau.
Dans un triangle d’aveugles amoureux, qui est-ce qui se fait rejeter? celui dont la voix tremble? Celui qui oublie son texte?
Chambre rouge, novembre de pacotille. Pour les critiques, nous sommes des personnages postmodernes. Va savoir qui existe encore?

Si tu aimes mes seins, je serai votre Marianne. Le mur sera notre barricade.

Mais je ne sais pas tricoter. Plutôt que des cagoules, il nous faudra des masques de papier mâché.

5° Les matelas ne servent plus à dormir ni à s’aimer. Ils sont pendus aux murs comme dans une cellule capitonnée. Ils nous isolent de la rumeur. Ils recouvrent les ancêtres.

Quand je serai grand, je prendrai mon pistolet mitrailleur partout avec moi. Dans ma tête, dans ma tête. Sérieusement.

Hölderlin, Marx et Mao, s’il vous plaît! Vous êtes en règle. Je vous arrête
Mon Rimbaud. J’ai moins mal quand tu es le ciel. Tu joues à t’asseoir, mais tu sais être.
Sommes-nous fous ? Nous aimons-nous ? Sommes-nous morts ? Avons-nous tort ?

Oh, tu sais, les journaux ont des phrases toutes prêtes pour décrire ce genre d’événements. Une année, une couleur. Un automne, un métal. Ou des loups dans l’oreiller.